À la mémoire de Lars Vogt, le vibrant hommage amical de Christian Tetzlaff et de sa sœur Tanja
Johannes Brahms (1833-1897) : Double Concerto pour violon, violoncelle et orchestre en la mineur op. 102. Giovanni Battista Viotti (1755-1824) : Concerto pour violon et orchestre en la mineur n° 22. Antonín Dvořák (1841-1904) : Waldesruhe pour violoncelle et orchestre op. 68 n° 5. Christian Tetzlaff, violon ; Tanja Tetzlaff, violoncelle ; Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, direction Paavo Järvi. 2022. Notice en anglais et en allemand. 60.43. Ondine ODE 1423-2.
Certaines publications sont appelées à échapper au domaine de la pure critique musicale et du « jeu » des comparaisons discographiques en raison de leur portée particulière et de leur objet spécifique. C’est le cas de cet album Ondine, un hommage posthume au très remarquable pianiste et chef d’orchestre Lars Vogt, décédé à la suite d’un cancer le 5 septembre 2022, trois jours avant ses 52 ans. Le violoniste Christian Tetzlaff (°1966) et sa sœur Tanja (°1973) ont fréquemment joué et enregistré avec lui (Haydn, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms…) et ont été des amis proches. Sous le même label, on a pu découvrir, dans la première moitié de 2023, un double album Schubert (Trios n° 1 et 2, Sonate Arpeggione, Rondo D. 895, Nocturne D. 897), enregistré avec Lars Vogt à Brême en février et juin 2021, dont les échos bouleversants faisaient penser à un chant du cygne pour le pianiste. Après le décès de ce dernier, l’idée d’un hommage posthume a germé dans l’esprit d’un autre ami, le chef d’orchestre Robin Ticciati, qui entretenait des liens forts avec lui ainsi qu’avec les Tetzlaff. Le Britannique étant tombé malade à son tour, c’est avec Jaavo Pärvi, autre proche du disparu, que le projet a été mené à bien, un peu plus de trois mois après la mort de Lars Vogt, du 21 au 23 décembre 2022, en la Haus des Rundfunk Berlin. Le résultat est un programme magnifique, qui illustre à merveille la notion d’amitié qui se perpétue, quelles que soient les circonstances.
La notice consiste en un intéressant entretien de Christian Tetzlaff et de sa sœur Tanja avec la musicologue et journaliste Friederike Westerhaus. On y découvre la description du contexte émotionnel qui a imprégné les séances d’enregistrement, ainsi que les motivations du choix du programme. Le Double Concerto de Brahms est apparu comme un passage obligé, non seulement en raison de l’amour que portait Lars Vogt au compositeur, ce dont témoignent maintes gravures de qualité, mais aussi parce que l’amitié est inscrite dans l’œuvre de manière significative. La première en public a eu lieu à Cologne, le 18 octobre 1887, par Joseph Joachim et Robert Haussmann sous la direction de Brahms lui-même. C’était le fruit d’une réconciliation entre ces deux amis de longue date : Joachim (1831-1907) et lui avaient pris un temps leurs distances lors du divorce du célèbre violoniste, Brahms ayant pris la défense de la cantatrice Amalie Schneeweiss, l’épouse de ce dernier. Ici, l’option chambriste transparaît au sein des beautés orchestrales. L’Allegro initial, aux accents sombres et douloureux, est rendu dans un parfait dialogue entre les solistes et se teinte de plaintes, d’angoisse et de tourments, mais il conserve toujours une part de lumineuse tendresse et de fluidité mélodique. L’Andante se pare de couleurs automnales, dans un climat romantique équilibré, envahi par une pudeur des sentiments très contrôlée et un vrai chant lyrique. Le Vivace non troppo conclut cette version par de grands élans et des rythmes larges qui respirent la vie, sans doute pour concrétiser le titre de l’entretien de la notice : Un grand trésor continue à demeurer dans le cœur. C’est par le biais d’une approche pleine d’affection chaleureuse que Christian et Tanja Tetzlaff rendent un hommage commun à leur ami regretté.
Le programme se prolonge par le Concerto pour violon et orchestre n° 22 de Viotti, qui en a composé vingt-huit autres, celui-ci étant le plus joué. La notice évoque une lettre bien connue de Brahms à Clara Schumann, dans laquelle il déclare à quel point cette page le ravit, tout en ajoutant qu’en général, les gens ne comprennent ni ne respectent les meilleurs choses qui soient, à savoir les concertos de Mozart et celui de Viotti. Ce virtuose italien, après avoir beaucoup voyagé et donné des concerts, vécut dès 1782 à Paris et fut au service de Marie-Antoinette à Versailles, avant de rejoindre Londres en 1792 en fuyant la Révolution. Il reviendra encore à Paris, y sera directeur de l’Opéra de 1819 à 1821 avant de regagner définitivement la capitale anglaise, où il mourut. Le Double Concerto de Brahms porte la marque de son attrait pour ce Concerto n° 22 de Viotti : il choisit la même tonalité, et en utilise des éléments thématiques. Cette très belle partition est servie par Christian Tetzlaff avec un geste généreux et éloquent, dans un climat d’une vitalité débordante.
Tanja Tetzlaff met un terme à l’hommage avec le cinquième numéro du cycle pour piano à quatre mains De la forêt de Bohème, composé par Dvorak en 1883, qui en a fait une transcription pour violoncelle et piano ou orchestre. Ce Waldsruhe (Silent Woods en anglais, Paix dans la forêt en français) dure un peu plus de cinq minutes et symbolise dans le cas présent l’amitié et l’admiration réciproques qui unissaient le compositeur de la Nouveau Monde à Brahms. Mais au-delà, la violoncelliste, qui a joué avec Lars Vogt plusieurs partitions du Tchèque, dont le Trio Dumky, ou, sous sa direction, le Concerto pour violoncelle, estime que cette page, bijou de pure poésie picturale, conclut opportunément le projet de cet hommage et souligne le fait que l’expérience partagée avec le défunt a été belle, mais que la vie continue, avec un grand héritage commun qui persiste au fond du cœur.
Ce très bel album bénéficie de l’investissement émotionnel des pupitres du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, qui partagent l’engagement des solistes et celui de l’autre ami du disparu, Paavo Järvi. Celui-ci assure une direction franche et généreuse, à la hauteur des circonstances.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix