A la Scala, une création mal comprise du public

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Une vieille femme est à la fenêtre et marmonne quelques bribes d’une poésie en anglais ; puis, rapidement,  le décor change pour nous faire voir une masure grisâtre, flanquée de deux autres maisons, contre laquelle sont appuyées deux citernes ; à l’avant-scène, un fauteuil roulant recouvert d’un drap. Telle est la première image que nous livre la production de Pierre Audi pour Fin de partie, l’unique opéra de György Kurtag, dont la Scala de Milan vient d’assurer la création mondiale en date du 15 novembre 2018.

Durant plusieurs décennies, le musicien a songé à composer un opéra ; mais tout aussi régulièrement, il a laissé  de côté son projet, en essayant de traiter des structures plus restreintes comme le cycle de mélodies, d’où Kafka-Fragmente pour soprano et violon (1985-87) et Hölderlin-Gesänge pour baryton et instruments (1993-97) ; et c’est pour grand orchestre qu’il a élaboré Stele en 1994 et Üzenetek (Messages) entre 1991 et 1996.

A Paris, en 1957, le musicien avait assisté à une représentation de Fin de partie, la pièce en un acte de Samuel Beckett, qui l’avait profondément bouleversé. C’est pourquoi  il utilisera ses textes pour Samuel Beckett : What is the World (1e version op. 30a pour soprano et piano /2e version pour contralto, cinq voix et ensemble) (1990-91) et pour  … pas à pas – nulle part… pour baryton, trio à cordes et percussion (1993-98).

En 2010, György Kurtag décide de se mettre à l’ouvrage ; mais il lui faudra sept longues années pour l’achever, en luttant contre les affres de l’âge et de la maladie ; car aujourd’hui, il a atteint l’âge vénérable de… 92 ans. Comme il le déclare lui-même, cette œuvre est le couronnement d’une expérience créative toute entière et un adieu à la vie ; et elle est dédiée à son professeur, Ferenc Farkas, et au chef d’orchestre Tamas Blum qui, autrefois, lui avait enseigné l’essentiel  sur l’opéra. La préparation s’est étendue sur une période de quatre ans : les répétitions musicales sous la direction de Markus Stenz ont eu lieu à Budapest, alors que celles qui concernaient la mise en scène se sont déroulées à Amsterdam.

L’ouvrage est constitué de quatorze épisodes numérotés, comportant chacun un titre et se répartissant en scènes et monologues, pour une dramaturgie en tableaux juxtaposés ; s’y dévoile l’isolement des quatre personnages : Hamm, un vieillard en fauteuil roulant, Clov, son serviteur claudicant, Nagg et Nell, les parents de Hamm qui ont perdu leurs jambes dans un accident et qui survivent dans deux poubelles différentes. Chacun voudrait que cette existence répétitive et cauchemardesque pût parvenir à sa conclusion. La pauvre Nell s’éteint sans que les autres s’en aperçoivent, précédant de peu dans la mort son compagnon Nagg qui se laisse emporter par ses souvenirs. Hamm congédie Clov, devenu inutile, en le priant de lui parler, ce qui ne s'est jamais produit auparavant. Il reste donc seul à jouer la fin de partie.

Face à un tel sujet, la production est exemplaire. Sous de suggestifs éclairages conçus par Urs Schönebaum, les décors et costumes de Christof Hetzer sont d’une désarmante sobriété ; et la régie de Pierre Audi met en valeur l’évolution de la trame en situant chaque scène devant un autre angle de la chaumière : ainsi, les personnages survivent aux mutations en allant au-delà de la souffrance.  Sur scène, les quatre interprètes sont confrontés à une écriture vocale sèche et décharnée, qui prend le temps de souligner chaque parole du texte original en français. Ainsi, la vieille Nell d’Hilary Summers est nimbée d’une poésie intemporelle qu’elle partage avec son compagnon, Nagg, campé par le ténor bouffe Leonardo Cortellazzi ; car tous deux n’existent que dans leur évocation des jours heureux. Leur fils, Hamm, est incarné par le baryton-basse norvégien Frode Olsen qui, sur sa chaise roulante, arbore la dignité et la résistance d’un Wotan déchu ; mais il passe totalement à côté du langage souvent ordurier dont sont truffées ses répliques. Et le baryton anglais Leigh Melrose a la stature cynique de Clov, le serviteur, qui croit pouvoir se libérer de son train-train quotidien.

Quant au tissu orchestral, il est la caisse de résonance émotionnelle du drame ; et il confine à la transparence raffinée si proche de la musique de chambre. Le coloris plutôt sombre donné par les timbres graves est parfois lacéré par une fibre nerveuse qui produit une ascension vers des aigus métalliques éclatants, sans jamais aller à l’encontre des voix. Les allusions au folklore émanent de l’utilisation d’un cymbalum et de deux bajani, (une sorte d’accordéon chromatique de tradition russe) qui s’ajoutent à la percussion, largement développée. Et l’équilibre entre fosse et plateau est maintenu par la direction exemplaire de Markus Stenz qui a méticuleusement préparé un ouvrage qui n’a plus le moindre secret pour lui et qu’il défend avec un enthousiasme délirant.

Proposée d’un seul tenant de près de deux heures, cette Fin de partie présente une couleur trop uniforme pour bon nombre de spectateurs du parterre. A la troisième représentation du 20 novembre, après 75 minutes  de spectacle, quelques-uns profitent d’un changement de scène pour quitter la salle, en se gaussant de ce qu’ils n’ont pas compris dans les couloirs du vestiaire. Au rideau final, il ne reste que le quart du public qui applaudit poliment les interprètes ô combien émérites.  Mais, par bonheur, est révolu le temps où un Mitropoulos devait monter sur scène pour faire taire ceux qui assistaient à un Wozzeck  qu’il voulait exécuter jusqu’à la dernière mesure !

Milan, La Scala, 20 novembre 2018

Paul-André Demierre

Crédit photographique :  Ruth Walz

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