À la Scala, une MANON LESCAUT maussade

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Depuis vingt ans, depuis la production de Liliana Cavani présentée en juin 1998 sous la direction de Riccardo Muti, Manon Lescaut de Puccini n’a pas été reprise à la Scala de Milan. Aujourd’hui, David Pountney en présente une nouvelle mise en scène dans des décors de Leslie Travers, des costumes de Marie-Jeanne Lecca, des lumières de Fabrice Kebour.

L’action est transposée à la fin du XIXe siècle, au moment où le compositeur écrivait son troisième ouvrage. Selon David Pountney, « il n’est plus possible de considérer l’histoire de Manon Lescaut comme l’aurait fait un spectateur voyeur du XVIIIe siècle ; mais Puccini se montre capable de transcender la bulle temporelle de ses propres perceptions, en nous laissant une œuvre qui permet d’explorer une variété de significations sociales et sexuelles qui vont bien au-delà de ce que ses créateurs auraient pu imaginer ».  Donc la trame se déroule dans une gare de chemin de fer début XXe, style Orsay ou Gare du Nord, avec une passerelle métallique surplombant un bar-buvette et un quai jouxtant les voies d’entrée de trains surpeuplés. Accompagnée de quatre petites filles modèles à canotier enrubanné, symbole de son innocence rapidement culbutée par le plaisir, la pauvre Manon est en proie à la cupidité des hommes, tous vêtus de blanc, arborant feutre mou et œillet rouge comme l’étudiant Edmondo, gilet brodé comme Lescaut, houppelande comme Des Grieux, manteau à col de zibeline et canne à pommeau d’argent comme Géronte de Ravoir. Toute cette société corrompue va ensuite se retrouver  dans les wagons capitonnés d’un Orient-Express qui accueille, au passage, un ‘musico’ et deux ou trois pastourelles échappés du Siècle des Lumières, faisant face à l’héroïne vêtue de satin rouge, tombée au rang de la poule de luxe mais trônant sur un fauteuil d’apparat dérobé à un potentat oriental. Le Port du Havre voit un convoi à bestiaux avec lucarnes, où l’on a entassé les prostituées, finir sa course contre un paquebot armé dont le départ sera ridiculement salué par la foule comme dans un finale de Show Boat. Et comment croire que le dernier tableau peut se passer dans une station ferroviaire désaffectée, dévorée par les dunes de sable, ne contenant plus qu’un chariot où se consume la malheureuse, que son chevalier s’empressera d’abandonner, une fois le dernier soupir rendu ! Et si au moins une once de passion avait pu habiter ce décor léché, ces costumes magnifiques, ces éclairages fascinants !

Est-on mieux servi par la musique ? A la tête des forces de la Scala, remarquables de cohésion et de qualité, Riccardo Chailly présente l’ouvrage dans une version postérieure à la création, incluant un finale du premier acte plus développé et une autre mouture de l’aria de Manon « Sola… perduta… abbandonata », adjonctions qui, tout compte fait, n’apportent pas grand-chose.

Mais il faut surtout relever que le maestro est  mal servi par ses deux protagonistes. Maria José Siri n’a pas l’étoffe du lirico spinto pucciniano, ce qu’avait déjà mis en lumière sa Butterfly d’ouverture de saison 2016-17, tant le vibrato est large, la palette de nuances inexistante (à part quelques ‘piani’ à la fin), et l’incarnation laborieuse, sans la moindre fibre sensuelle ou passionnée. Et pourtant, l’été dernier, quelle Aida elle a pu être aux Arènes de Vérone ! Tout aussi triste, le Des Grieux de Marcelo Alvarez qui, pour des raisons de santé,  a annulé plusieurs représentations mais qui a tenu à assurer la sixième en poussant à bout ses moyens et en hurlant ses aigus à faire peine, oblitérant lourdement le futur de sa carrière.

Heureusement, les seconds plans sont bien plus convaincants, à commencer par le Lescaut de Massimo Cavalletti, baryton au timbre clair qui joue avec finesse les entremetteurs roublards retombant toujours sur leurs pattes. Avec un art consommé et un timbre de basse chaleureuse,  Carlo Lepore campe un Géronte de Ravoir, vieux beau qui ne s’en laisse pas conter. Et le jeune ténor Marco Ciaponi use de la fraîcheur de coloris caméléonesques pour être tour à tour Edmondo, l’étudiant, le Maître à danser et l’Allumeur de réverbères. Adéquats, le Musico de la jeune Alessandra Visentin, l’Hôtelier d’Emanuele Cordaro et le Commandant de vaisseau de Gianluca Breda. Mais au rideau final, comment ne pas avoir l’impression que l’on a passé à côté de l’ouvrage, dénué de toute charge émotionnelle ?

Crédits photographiques : Ph. Marco Brescia & Rudy Amisano

 Milano, Teatro alla Scala, 16 avril 2019

Paul-André Demierre

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