À la Scala, un Korngold fascinant, un Verdi mi-figue, mi-raisin

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De vaporeux rideaux couvrant de larges baies vitrées où seront projetées les tours de Bruges, des volées de cloches ou des bougies rouges, un portique illuminé aux néons, un vaste écran de télévision jouxtant un sofa design et un chariot de service contenant les intouchables reliques telles qu’un luth, un éventail, un écrin avec une mèche de cheveux, ainsi le décorateur-costumier Stuart Nunn conçoit ‘le temple de ce qui fut’ voulu par le librettiste Paul Schott pour Die tote Stadt d’Erich Wolfgang Korngold, ouvrage créé par le Stadttheater de Hambourg le 4 décembre 1920. Curieusement, ce chef-d’œuvre inspiré par Bruges-la-morte, le roman de Georges Rodenbach, n’a jamais été représenté à la Scala de Milan. Et Graham Vick conçoit une mise en scène fluide centrée sur le personnage de Paul, obsédé par le souvenir de son épouse défunte, Marie. Transposant l’action à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale, il joue sur l’opposition du réel concrétisé par Frank, l’ami de Paul, et Brigitta, la gouvernante, et de l’univers fantasmagorique suscité par Marietta et sa troupe de danseurs. Habillée godiche comme l’Eliza Doolittle de My Fair Lady, elle a le don d’utiliser sa ressemblance flagrante avec la morte pour assujettir le malheureux veuf qui frise continuellement la schizophrénie. Tandis que passent quelques béguines en bures blanches puis la procession du Saint Sang que Paul révère de son prie-Dieu, la compagnie qui veut répéter le ballet des nonnes de Robert le Diable transforme le lieu en un lupanar bariolé emprunté à Cabaret avec une gigantesque tête de mort couronnée près d’une galerie où s’entassent les prisonniers. Lorsque disparaît la vision cauchemardesque, Paul se retrouve seul devant des murs grisâtres, dont il se libère comme d’une idée fixe enfin annihilée.

Dans la fosse, Alan Gilbert, qui a été le directeur musical du New York Philharmonic, restitue la luxuriance de l’écriture orchestrale qui aurait pu saper l’hégémonie d’un Richard Strauss si l’Histoire en avait voulu ainsi. De la phalange milanaise, il obtient une palette de coloris fascinants qu’il sait canaliser lorsque résonnent les carillons sinistres provoquant les psalmodies du chœur en coulisse.

Sur le plateau s’impose le ténor Klaus Florian Vogt qui, outre ses rôles wagnériens, a fait de Paul l’une de ses incarnations majeures depuis une dizaine d’années. L’on peut ne pas apprécier cette émission trop droite qui nasalise le son ; mais la musicalité sans faille avec laquelle il s’en sert constitue la crédibilité dramatique d’un personnage dont il restitue la nostalgie morbide en irisant le ton d’inflexions suaves. Tout aussi impressionnante, la Marietta d’Asmik Grigorian, lirico spinto maîtrisant une tessiture large, qui passe de la mélancolie pesante du Lautenlied, « Glück, das mir verblieb » aux inflexions sulfureuses de l’enchanteresse, teintées d’ironie acerbe. Le Frank de Markus Werba convainc par l’aplomb de bon camarade qui sait faire vibrer la corde sensible pour émouvoir son monde. A Cristina Damian manque, par contre, la consistance du bas medium et du grave qui rendrait plausible sa Brigitta. Mais Sacha Emanuel Kramer est un Gaston solide comme les jeunes Marika Spadafino, Daria Cherniy, Sergei Ababkin composant la troupe des baladins. Sous un tonnerre d’applaudissements amplement mérités, le rideau tombe…

Le lendemain, avant la première d’I Masnadieri, paraît d’abord sur scène le surintendant, Alexander Pereira qui demande une minute de silence en hommage à Franco Zeffirelli qui avait conçu pour la Scala vingt-et-une productions pour plus de cinq cents représentations entre mars 1953 et décembre 2006.

Quant au onzième ouvrage du jeune Verdi, créé au Her Majesty’s Theatre de Londres le 22 juillet 1847, il n’a été représenté que trois fois à la Scala de Milan, en septembre 1853 et en septembre 1862 puis un siècle plus tard, à la fin janvier 1978, lorsque Riccardo Chailly, débutant en ce théâtre, dirigeait Adriana Maliponte, Ottavio Garaventa, Matteo Manuguerra et Yevgheny Nesterenko dans une production de Pier Luigi Pizzi.

Aujourd’hui, cette exhumation est confiée au metteur en scène britannique David McVicar, collaborant avec le décorateur Charles Edwards, la costumière Brigitte Reiffenstuel et Adam Silverman pour les lumières. La trame alambiquée imaginée par le librettiste Andrea Maffei d’après Die Räuber de Friedrich von Schiller n’est guère explicitée par cette relecture qui nous plonge dans la salle commémorative du manoir des Moor en Franconie où le Comte Massimiliano et ses sbires, amassés sur une galerie devant le portrait en pied de sa nièce Amalia, assistent à un châtiment corporel infligé à un militaire (Carlo, son fils ?) devant son régiment, alors qu’un jeune homme (Schiller lui-même ?), omniprésent tout au long du spectacle, déchiffre les Vies parallèles de Plutarque. Dans le même corps d’armée figure Francesco, l’autre fils du Comte, jaloux de son frère, qui soudoie Arminio, le camerlingue, afin qu’il annonce fallacieusement la mort de Carlo. En un cimetière devenu ici dortoir sordide pour soldatesque avinée, Amalia, éprise du pseudo-défunt, rejette les avances de Francesco, potentiel unique héritier. Tandis que la région est mise à feu et à sang, le même lieu, totalement délabré par l’incendie, est envahi par une troupe de brigands grotesquement accoutrés, exhibant une violence purement gratuite (toujours ridicule en scène !), que ne peut maîtriser Carlo, devenu leur chef. Y retrouvant Amalia à laquelle il ne peut révéler sa condition, il suit les pas d’Arminio repenti pour découvrir en un cachot souterrain le pauvre Massimiliano que l’on a cru mort. En chaise roulante, Francesco est incapable de se repentir et sombre dans une folie hallucinatoire, alors que son frère, rivé au serment qui le lie aux brigands, poignardera la femme qu’il aime avant de se rendre à la justice. Que de fatras grandguignolesque !

Une telle trame enchevêtrée est illustrée par une partition composite où foisonnent les interventions chorales. Et l’effectif milanais renforcé, préparé par Bruno Casoni, s’en donne à cœur joie en oubliant toute nuance pour hurler sa soif de vengeance sanguinaire sous la baguette d’un Michele Mariotti trop sage qui peine à contenir aussi un flux orchestral qui aimerait produire des contrastes de phrasé plus appuyés.

Et c’est finalement sur scène que les choses s’équilibrent avec une Lisette Oropesa qui, une fois passé le premier tableau où l’émission grelotte sous le trac, use du grain fruité du timbre et d’une maîtrise consommée du chant orné pour dessiner une Amalia déterminée à affronter les affres de l’adversité. Son oncle, Massimiliano, est campé par Michele Pertusi qui a la noblesse de ligne de chant et de stature du vieillard sacrifié. Le Francesco de Massimo Cavalletti est encore un peu vert dans l’aigu ; mais l’intelligence du phrasé laisse présager d’un futur prometteur, tandis que le Carlo de Fabio Sartori a la solidité du véritable ténor verdien, en dépit d’une corpulence disgracieuse. La basse Alessandro Spina personnifie un Moser bouleversant dans la longue scène avec Francesco. Convaincants, les ténors Francesco Pittari et Matteo Desole, incarnant Arminio et Rolla, le confident de Carlo. Au rideau final, abondamment conspués, le team scénique et le chef d’orchestre, alors que les chanteurs tirent leur épingle du jeu.    

Paul-André Demierre

Milan, Teatro alla Scala, les 17 et 18 juin 2019


Crédits photographiques : Ph. Marco Brescia & Rudy Amisano

 

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