Louis Marchand par Emmanuel Arakélian au clavecin, à l’orgue : grandeur et poésie à l’apogée du Grand Siècle

Louis Marchand (1669-1732) : Suites pour clavecin en ré (1669), en sol (1703). Livres pour orgue : extraits du Livre I et du Livre II. Grand Dialogue en ut majeur (Livre III). Emmanuel Arakélian, clavecin, orgue. Louis Alix, orgue troisième main. Livret en français, anglais. Décembre 2023. TT 80’49’’. Mirare MIR 740
Pour son premier album en solo, Emmanuel Arakélian s’est penché sur un éminent virtuose du Baroque français, dont il aborde les pièces pour clavecin et pour orgue sur deux prestigieux instruments. À notre connaissance, il s’agit du seul disque abordant ces deux versants de l’œuvre pour clavier de Marchand par un même artiste, fruit de la double habileté de l’élève d’Olivier Latry, Michel Bouvard, Olivier Baumont et Blandine Rannou. Le programme alterne séquences pour clavecin (les deux Livres sont là en bon ordre) et pour orgue, celles-là d’une structure moins évidente : entrée en fanfare sur le Grand Dialogue en ut majeur, conclusion sur la Suite en ré, à laquelle ne manquent que les deux redondantes Tierce en taille et Basse de trompette, et dont le sublime Quatuor s’interpose en milieu de CD, encadré par des extraits du Livre II.
Même si la toute première contribution entièrement consacrée au legs pour tuyaux reste celle de Michel Chapuis à Souvigny (Harmonia Mundi, 1962), les aînés de nos lecteurs le découvrirent peut-être grâce au vinyle d’une cinquantaine de minutes qu’André Isoir grava une décennie plus tard pour Calliope à Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. C’est ce chef-d’œuvre des neveux Isnard, qui a bénéficié d’une récente restauration en 2017, qu’a retenu Emmanuel Arakélian, comme Bernard Coudurier avant lui (BNL, 1993). Il en est l’heureux titulaire, raison suffisante, qui nous permet d’admirer ce joyau de la facture française à son apogée (1772-1774), rescapé de la Révolution et des vicissitudes du temps. On imagine combien le Grand Jeu et la Fugue du Livre II, le Grand Dialogue en ut majeur profitent de la formidable batterie d’anches du Couvent Royal, avec Trompette à chaque plan sonore et Bombarde 16’ activable à la Résonance et son pédalier en tirasse. Cette tribune, on connaît la profonde suavité de ses Montres et Bourdons, on s’en délectera dans les Fonds.
À l’orgue du Temple de la Fusterie à Genève (Cascavelle), reconstruit par le jeune Pascal Quoirin (son deuxième chantier, quarante ans avant le relevage de Saint-Maximin), François Delor avait proposé un enregistrement vif et piquant. Emmanuel Arakélian s’en tient à une approche plus majestueuse, magnifiée dans l’austère grandeur du Plein-jeu à six parties, à l’instar de Frédéric Desenclos à Sarlat (Tempéraments), puis cisèle des phrasés émus, qu’on appréciera dans tel Trio, exquisément balancé, tel Récit dessiné sur un murmure, telle Tierce en taille exhalée sur une ample rumeur. Outre Chapuis, Isoir et Coudurier à la même console, cette prestation rejoint le meilleur de la discographie, marquée par Marie-Claire Alain à Caudebec-en-Caux (Erato), Jean-Baptiste Robin à Poitiers (Triton) et Marina Tchebourkina à Versailles (Natives).
Sous les doigts de Scott Ross, il a vu passer tout François Couperin et tout Rameau, cet emblématique hôte du château d’Assas, attribué à Pierre Donzelague (1668-1747), qu’aujourd’hui visitent Jean Rondeau, Pierre Hantaï et Justin Taylor dans la famille du Dijonnais ou dans les rivages italiens de Bach. Sans alourdir les basses, les micros d’Hugues Deschaux discernent sa limpidité mais aussi ses arômes complexes, excités dans la Gigue en plage 6. Philippe Beaussant (1930-2016) disait que la Gavotte de la seconde Suite permet de saisir, par contraste avec le reste de la production du compositeur lyonnais, combien l’art de François Couperin relève du style luthé.
Et pourtant, dans les deux cahiers, le toucher d’Emmanuel Arakélian nous rapproche souvent de l’auteur des Idées heureuses et de La Mézangère. À le bien entendre, rien de plaqué, de claqué, mais une fluidité qui convient parfaitement au Prélude non mesuré, à l’Allemande du lot en sol, et même aux caractères plus incisif de la première Suite, dont la science harmonique apparaît subtilement diffractée, privilégiant le ruissellement des accords. Certes le panache n’est pas absent, mais il se domine, comme dans la Gigue. Ou les ruminations obstinées de la Chaconne, dont Emmanuel Arakélian enserre fermement le gabarit pour mieux l’animer, dans une invention sans cesse recommencée, rappelant ce que Jean-Paul Sartre écrivait des Mobiles de Calder : « il faut vivre dans son commerce et se fasciner sur lui. Alors l’imagination se réjouit de ces formes pures qui s’échangent, à la fois libres et réglées ».
Dans cette part du récital pincée aux becs, on n’applaudira pas les machinations ombrageuses qu’exaltait Blandine Verlet (Astrée, 1978), ni plus récemment la démonstration de brio d’Ewa Mrowca (Dux), mais une exemplaire attention accordée à la ductilité typique de Marchand. À d’autres le contraste forcené, les brassées d’épices : l’interprète avignonnais nous offre une exploration de poète, où l’on peut s’abandonner à la rêverie nonchalante de la Sarabande, sondée non sans détachement, entretenant l’ambivalence envers ce qui s’apparenterait à la componction. Sans esbroufe mais non sans intensité, Emmanuel Arakélian réveille l’âme de ces pages auxquelles il accorde toute sa sensibilité. Dans la paire de Courantes, ces mines vaguement poseuses qu’il esquisse, mais sincères, comme éperdues devant l’indifférence des cœurs, seraient celles du Mezzetin peint par Antoine Watteau.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10
Emmanuel Arakélian