A Pesaro, que de raretés rossiniennes !
Pour sa 44e édition, le Rossini Opera Festival met pour la première fois à l’affiche Eduardo e Cristina, propose une nouvelle production d’Adelaide di Borgogna et reprend celle de Mario Martone pour Aureliano in Palmira.
Elaboré à la hâte pour le Teatro San Benedetto de Venise après le fiasco d’Ermione au San Carlo de Naples, Eduardo e Cristina obtint un triomphe factice lors de la création du 24 avril 1819. Sur un livret de Giovanni Schmidt conçu pour Stefano Pavesi et réélaboré par Andrea Leone Tottola et par le Marquis Bevilacqua-Aldobrandini, Rossini constitua un pot-pourri en empruntant plusieurs scènes à Ricciardo e Zoraide et en utilisant les pages les plus faibles d’Ermione et neuf numéros d’Adelaide di Borgogna. Néanmoins, l’auditeur d’aujourd’hui ne prête guère attention à ce recyclage de pages antérieures et se laisse gagner par l’admiration pour la richesse d’écriture.
Sur fond de guerre opposant la Suède à la Russie, la trame bien mince se concentre sur le mariage secret unissant le général suédois Eduardo (rôle en travesti écrit pour le contralto Carolina Cortesi) à Cristina, la fille de Carlo, roi de Suède, qui voudrait lui donner pour époux Giacomo, un prince écossais. Mais la découverte de l’enfant né de cette union provoque l’emprisonnement d’Eduardo qui finira par être relâché et pardonné au moment où il réussira à repousser l’invasion russe.
Confronté à un tel sujet, Stefano Poda assume mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie et conçoit un cadre scénique unique consistant en un gigantesque ossuaire dont les parois latérales accumulent les cadavres blanchis à la chaux. Se détache un groupe de danseurs-figurants qui, comme des morts vivants, s’agglutinent autour des cinq personnages en concrétisant les passions violentes qui les étouffent, avant de déplacer d’énormes cubes contenant des fragments de sculptures célèbres telle qu’un nu de Rodin ou la Daphné du Bernin qui, mis bout à bout, suggéreront l’union retrouvée des deux protagonistes… Notons toutefois que, pour une première exhumation, une lecture scénique traditionnelle aurait facilité la compréhension de l’œuvre !
A la tête de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI et du Chœur du Teatro Ventidio Basso d’Ascoli Piceno, Jader Bignamini use de la précision du geste pour imposer un magnifique coloris pathétique et une tension dramatique qui ne fléchit jamais en dépit des recitativi secchi accompagnés par un forte-piano.
Sur scène triomphe le ténor sicilien Enea Scala qui, dans le sillage de son Otello de l’an dernier, possède la véritable tessiture de baritenore couronnée par un aigu éclatant, tout en revêtant la dignité du souverain magnanime gagné par l’émotion d’avoir un descendant. Face à lui, Daniela Barcellona s’empare du rôle d’Eduardo qui intervient quinze ans trop tard dans sa carrière, ce dont témoignera qui a applaudi ses Tancredi, Malcolm, Arsace ou Calbo. En début de représentation, le bas medium et le grave sont sourds, l’aigu paraît peu assuré. Mais progressivement, elle retrouve ses moyens en livrant une coloratura soignée qui se charge de passion à partir du second acte. La jeune Anastasia Bartoli lui donne la réplique avec une Cristina au timbre fruité qui se corse d’inflexions dramatiques, tandis qu’elle affronte sa périlleuse situation avec autorité dans la vocalisation virtuose. Elle est soutenue par le bouillonnant Matteo Roma qui campe un impétueux Atlei confiant en la bonté du sort, alors que la basse russe Grigory Shkarupa est à contre-emploi pour un Giacomo sans ligne de chant qui brame ses aigus.
Par deux fois, le ROF (Rossini Opera Festival) a exhumé Adelaide di Borgogna, vingt-troisième ouvrage de Rossini créé le 27 décembre 1817 au Teatro Argentina de Rome. Une première fois, Pesaro l’a présenté sous forme semi-scénique en août 2006 avec Patrizia Ciofi et Daniela Barcellona puis, cinq ans plus tard, dans la production de Pier’Alli avec Jessica Pratt et la même Barcellona sous la direction de Dmitri Jurowski. Cette fois-ci, l’on fait appel pour la première fois au metteur en scène français Arnaud Bernard qui collabore avec Alessandro Camera pour les décors, Maria Carla Ricotti pour les costumes et Fiammetta Baldisseri pour les lumières.
Le livret de Giovanni Schmidt situe l’action vers 945 en Italie, lorsque Lotario (Lothaire II), petit-fils de Charlemagne, est empoisonné par Berengario qui s’empare de la couronne. Sa veuve, Adélaide de Bourgogne, se réfugie dans la forteresse de Canossa pour échapper à l’usurpateur qui voudrait la forcer à épouser son fils, Adelberto. Elle appelle donc à son secours l’empereur d’Allemagne, Otton I, qui descendra en Lombardie et qui finira par convoler en justes noces avec elle.
Confronté à une telle épopée, Arnaud Bernard joue la carte du second degré qui lui permet la distance ironique. Il nous emmène dans les coulisses d’un théâtre de province où l’on répète cette Adelaide dans des décors en dur et des toiles peintes ressuscitant un Moyen-Age de pacotille. Choristes et figurants s’agitent autour des quatre chanteurs vedettes que soutient le forte-piano de Michele d’Elia accompagnant les récitatifs. Et ce n’est que dans le Final de l’Acte II que tout se mettra en place pour la cérémonie des noces scellant l’union d’Adelaide et de l’empereur Otton.
Remplaçant le maestro Francesco Lanzillotta victime d’un accident de voiture, Enrico Lombardi, son assistant, prend les rênes des mêmes instrumentistes et choristes qui ont présenté Eduardo avec un louable aplomb qui assure la bonne conduite du discours.
Sur le plateau s’impose la mezzo arménienne Varduhi Abrahamyan qui campe Ottone avec la juvénile ardeur ayant valu le succès à ses précédents Malcolm et Arsace. Par la qualité du timbre, sa ligne de chant est aussi exemplaire que sa vocalità qui la fait passer du grave du contralto à l’aigu brillant du mezzosoprano aigu. Face à elle, l’Adelaide d’Olga Peretyatko montre d’évidentes difficultés à masquer les rugosités filandreuses de son émission et la largeur du vibrato qui finira par se stabiliser dans la seconde partie. Mais sa présence théâtrale compense ses manques par ses sautes d’humeur de diva capricieuse, alors qu’elle fait face au Berengario tonitruant de la basse Ricardo Fassi. Par la brillance et la sûreté de ses aigus, le ténor texan René Barbera campe un Adelberto impétueux que ne laissaient guère présager ses précédents Giannetto et Narciso. Et les seconds plans sont adroitement défendus par Paola Leoci (Eurice), Valery Makarov (Iroldo) et Antonio Mandrillo (Ernesto).
En août 2014, le ROF avait représenté pour la première fois Aureliano in Palmira, créé à la Scala de Milan le 26 décembre 1813, unique ouvrage où Rossini avait eu à disposition le dernier des castrats de théâtre, Giambattista Velluti, pour le rôle d’Arsace. Succédant à la mezzo ukrainienne Lena Belkina qui avait assumé le personnage il y a neuf ans, Raffaella Lupinacci s’en empare en faisant valoir un coloris sombre légèrement guttural suggérant l’intrépidité héroïque, tout en se voilant d’émotion dans la scène de la prison et de nostalgie dans les duetti avec Zenobia, reine de Palmyre. Et c’est du reste dans ces pages-là que la partition touche au sublime grâce au soprano brillant de Sara Blanch qui incarne la souveraine avec la fierté d’une Norma affrontant les passaggi les plus épineux qu’elle couronne de suraigus étincelants. Le ténor russe Alexey Tatarintsev personnifie l’empereur Aureliano avec éclat, négociant habilement tant la coloratura insidieuse que les aigus en force, même s’ils apparaissent serrés. Marta Pruda assume avec dignité le second rôle de Publia, la fille de l’empereur, face au Grand-Prêtre hiératique d’Alessandro Abis et au Licinio arrogant de Davide Giangregorio.
A la tête de l’Orchestra Sinfonica Gioacchino Rossini et du Chœur du Teatro della Fortuna de Fano, George Petrou met en valeur le classicisme sobre d’un ouvrage qui égrène nombre de pages que le Barbiere di Siviglia rendra immortelles deux ans plus tard.
Elargissant la production de 2014 conçue pour le Teatro Rossini pour l’adapter aux vastes dimensions de la Vitrifrigo Arena, Mario Martone se sert des décors de Sergio Tramonti et des éclairages de Pasquale Mari pour créer un cadre bucolique parsemé d’épieux enveloppés de tulle blanc où l’on verra se faufiler quatre véritables chèvres, à la grande joie du public médusé. Les costumes orientalisants d’Ursula Patzak glissent un bariolage de bon aloi dans ce tableau idyllique. Mais que vient y faire ce maudit forte-piano arrimé au milieu du plateau, sinon à fixer l’attention du spectateur qui finit par le vouer aux gémonies, tant il est encombrant ?
Paul-André Demierre
Au Vitrifrigo Arena de Pesaro
Eduardo e Cristina, 20 août 2023
Adelaide di Borgogna, 21 août 2023
Aureliano in Palmira, 22 août 2023
Crédits photographiques : Rossini Opera Festival