A Turin, Cimarosa et Korngold selon Pizzi 

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Depuis toujours, le Teatro Regio de Turin a l’une des programmations les plus intelligentes de la péninsule. Cette saison, après une ouverture avec un ouvrage aussi rare que Les Pêcheurs de Perles, des chefs-d’oeuvre attirant le grand public comme Tosca et Carmen alternent avec un Matrimonio segreto plus rare et une Violanta de Korngold dont est donnée la première représentation en Italie. Et Pier Luigi Pizzi se charge des deux productions avec la patte de grand seigneur qu’on lui connaît.

Dans le cas du melodramma giocoso de Domenico Cimarosa, il reprend le spectacle qu’il avait présenté en juillet dernier au Festival de la Valle d’Itria à Martina Franca en concevant lui-même mise en scène, décors et costumes. Comme il l’explique dans le programme, il avait collaboré avec Sandro Sequi en 1971 en se chargeant de la partie visuelle d’une présentation au Teatro Olimpico de Rome ; mais il avait jugé l’opéra monotone et ennuyeux. En repensant récemment le sujet, sa perception a radicalement changé. Comme il l’a fait à Pesaro pour La Pietra del Paragone et Il Barbiere di Siviglia, il modernise la trame en la transposant dans un loft luxueux ; car Don Geronimo, le père de Carolina et Elisetta, est marchand d’art exhibant sur ses murs les toiles d’Alberto Burri, Agostino Bonalumi, Lucio Fontana ou Achille Castiglioni émanant des ventes de Sotheby’s ou Christie’s. Et Paolino, l’amoureux transi, devient son assistant, le Comte Robinson, l’un de ses clients issu de la noblesse qu’il rêve de marier à sa seconde fille, ce qui flatterait son amour-propre de parvenu arborant fièrement un atroce complet jaune sur chemise orange, tandis que son futur beau-fils marie avec goût le bleu et le blanc. Les deux sœurs et leur tante passent de déshabillés vaporeux à d’excentriques tenues bariolées devant un secrétaire en t-shirt noir et jeans blanc. En ce monde clos à six personnages, plane un érotisme latent qui ne demande qu’à éclater au grand jour pour le bonheur du spectateur qui se gausse d’une Fidalma frustrée qui se jette sur Paolino en lui arrachant son maillot ou le prétendu fiancé assiégeant sans vergogne tout jupon qui se présente à sa vue. Et en près de trois heures de spectacle, l’on ne s’ennuie pas un instant.

Ce rythme endiablé est suscité aussi par la baguette de Nikolas Nägele, jeune chef allemand, actuel Kappelmeister assistant à la Deutsche Oper de Berlin, qui recherche continuellement la finesse du trait dans une dynamique soutenue adroitement par un Orchestre du Regio à la cohésion parfaite. Sur scène, pour une fois, les messieurs l’emportent sur les dames avec un Markus Werba, hâbleur sympathique qui sait mettre en valeur son verbiage galant dans un coloris de baryton brillant qui contraste avec la véritable basse bouffe qu’est le Geronimo de Marco Filippo Romano, amphitryon à l’abattage irrépressible. Le Paolino d’Alasdair Kent possède le timbre clair du tenore di grazia qui peine d’abord à trouver ses marques ; car l’émission en avant rend d’abord nasal le son qui se stabilise par la suite, ce qui lui permet nombre de messe di voce (augmentation graduelle puis diminution sur une même note) dans les cadenze et ces contrastes de phrasé que reprend à son compte la Fidalma usée de Monica Bacelli, allégeant le coloris pour glisser ses passaggi d’ornementation. A Carolina, l’épouse secrète, Carolina Lippo prête le grain charnu de la maturité, tout en maniant adroitement la drôlerie qu’affiche continuellement l’Elisetta d’Eleonora Bellocci, punaise acide qui n’attend qu’une marque d’affection pour se dérider autant que le public qui applaudit à tout rompre cette indéniable réussite !

Quant à Violanta, le deuxième ouvrage lyrique d’Erich Wolfgang Korngold, il n’a jamais été représenté en Italie ; et c’est donc le Regio de Turin qui vient d’en donner la première le 21 janvier. A percevoir la concision dramatique de cet acte unique qui a une durée de près de nonante minutes, comment imaginer que le compositeur n’avait que dix-sept ans lorsqu’il l’élabora entre 1915 et 1916 comme pendant tragique à la comédie Der Ring des Polykrates ? Et c’est Bruno Walter qui en assura la création au Hoftheater de Munich le 28 mars 1916 avec la soprano Emmy Krüger dans le rôle de Violanta. Sujet saisissant que celui de cette dame de la haute société vénitienne du XVe siècle, exigeant de son époux, le capitaine Simone Trovai, qu’il assassine l’homme qui va paraître dans ses appartements, le bel Alfonso, fils illégitime du roi de Naples ; car il a séduit sa sœur Nerina, une novice qui, par désespoir, s’est noyée. Mais lorsqu’entre le jeune homme, Violanta s’en éprend immédiatement ; et voulant le protéger, c’est elle qui tombera sous le coup d’épée de son mari abasourdi, en lavant ainsi de la honte l’honneur familial. 

Responsable de l’ensemble de la production, Pier Luigi Pizzi déplace l’action dans les années vingt où l’ouvrage a été conçu, la situant dans un intérieur somptueux, tout de rouge tendu, avec une gigantesque tenture damasquinée d’or recouvrant le lit matrimonial et un large sofa au pied d’une énorme baie vitrée où se reflètent les eaux argentées de la lagune par une nuit d’encre, présage de mort. Du carnaval qui bat son plein, surgissent, comme des spectres d’un monde lointain, d’excentriques courtisanes et danseuses de mœurs douteuses côtoyant les officiers de marine au service du commandant Simone Trovai ainsi que le peintre Giovanni Bracca déguisé en Néron de beuverie à couronne de fleurs. Sous ample cape noire et chapeau à plumes d’oiseau, Alfonso cache le pourpoint du gentilhomme, alors que Violanta revêt un lamé or sous manteau de soie bleu sombre. Seule, Barbara, la nourrice, s’enveloppe de la tunique grossière de la prophétesse de malheur. Et la mise en scène focalise l’intérêt sur le drame à trois personnages engoncés dans un cercle magique.

Sur le plan musical, le premier artisan de la réussite de ce spectacle est le chef Pinchas Steinberg qui travaille régulièrement avec les forces du Regio, obtenant de leur part une concentration et une précision maximales au service d’une partition aussi originale que géniale supposant une formation énorme qui inclut une percussion largement développée, glockenspiel, xylophone, deux harpes, mandoline, célesta et piano. Affirmant dans une page du programme que Korngold possédait le rythme théâtral dans le sang, à l’inverse d’un Mahler symphoniste, il développe l’ouvrage en un crescendo dramatique d’une rare intensité, telle une Salome ou une Elektra, références de l’époque, et même une Cavalleria rusticana au vérisme outrancier. 

Sur le plateau, Annemarie Kremer brûle les planches avec sa Violanta tramant la plus sordide des machinations avec l’endurance à toute épreuve du soprano dramatique regardant vers Isolde, Elektra et même Desdemona dans le bouleversant dialogue avec sa nourrice. Michael Kupfer-Radecky affiche l’arrogance hautaine de l’époux malheureux en lui conférant l’expression tragique du grand baryton-basse que rendent pitoyable les revers de fortune. Comme le Bacchus d’Ariadne auf Naxos, l’Alfonso de Norman Reinhardt darde en coulisse ses aigus de fort ténor avant de céder à la passion dans une scène émouvante anticipant le célèbre Lied de Marietta dans Die tote Stadt. Dans la même ligne s’inscrit le lirico radieux de Peter Sonn personnifiant le peintre Giovanni Bracca, fêtard invétéré entraînant avec lui la servante Bice toute aussi écervelée de Soula Parrissidi et le Matteo trop vert de Joan Folqué. Et Anna Maria Chiuri impressionne par l’authentique contralto sombre rapprochant sa Barbara de la Cieca de La Gioconda. L’impact de l’ouvrage est tel que le public turinois, enclin au continuel babillage, reste littéralement pétrifié. Et gageons que les nombreuses caméras disséminées au parterre présagent de la publication prochaine d’un DVD immortalisant ce succès.

Paul-André Demierre

Torino, Teatro Regio, les 22 et 23 janvier 2020

Crédits photographiques :  Edoardo Piva

 

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