Adieu à un véritable contralto, Ewa Podlés
Vendredi dernier, disparaissait, à Varsovie, l’une des voix de contralto les plus fabuleuses des quarante dernières années, Ewa Podlés. Car elle possédait un timbre foncièrement sombre, aux notes graves d’exceptionnelle richesse, au medium cuivré et au registre aigu d’une extrême facilité. Et cette voix était en mesure de négocier la coloratura la plus insidieuse et le cantabile le plus intense sans modifier le coloris, ce qui nous amène aujourd’hui à nous demander pourquoi lui a été refusée une place de premier plan sur les grandes scènes internationales.
Née à Varsovie le 26 avril 1952, Ewa avait été bercée par les bonnes fées, car sa mère était un contralto professionnel comme l’une de ses sœurs aînées dont les moyens vocaux avaient été ruinés par un professeur incompétent. Toute jeune, elle joue Dolore, l’enfant d’une Butterfly qu’incarne Alina Bolechowska qui deviendra son professeur de chant à l’Académie Chopin de Varsovie et qu’elle révérera durant toute sa carrière. En 1975, alors qu’elle n’a que vingt-trois ans, elle débute sur la scène de chambre de l’Opéra de Varsovie en campant Dorabella. Sur les conseils de sa maestra, elle prend part à divers concours internationaux qui se déroulent à Athènes, Genève, Toulouse, Rio de Janeiro et Moscou où elle se fait remarquer lors du Concours Tchaikovsky de 1978. Les prix qu’elle y remporte la font engager par le Théâtre Wielki de Varsovie où elle collabore avec le pianiste et chef d’orchestre Jerzy Marchwinski qu’elle finira par épouser. Avec lui, elle ébauche Rosina, Angelina de La Cenerentola et même Carmen.
La carrière internationale peine à démarrer. Toutefois, en novembre 1981, elle est affichée au Liceu de Barcelone pour le concert achevant le XIXe Concours Francesco Vinas. Puis elle effectue ses débuts américains à Newport et à San Francisco avant de présenter sa Cenerentola à l’Opéra de Rome et d’interpréter, à Genève, la Messa da Requiem de Verdi sous la baguette d’Armin Jordan en date du 15 juin 1983.
Le 14 février 1984, Ewa Podlés débute au Met de New York en succédant à Marilyn Horne dans le rôle-titre du Rinaldo de Haendel ; mais les quatre représentations qu’elle y donne ne suscitent aucun intérêt, ce qui se reproduira à Aix-en-Provence le 17 juillet avec sa Rosina jugée trop sombre ou sa Cornelia de janvier 1985 à l’Opéra de Rome dans un Giulio Cesare où chacun prête attention à la Cleopatra de Montserrat Caballé. Heureusement, la chance lui sourit le 11 juin 1985 lors de ses débuts parisiens au Théâtre du Châtelet où elle remporte un triomphe en remplaçant Teresa Berganza dans un Rinaldo dirigé par sir Charles Mackerras. Dès ce moment-là, elle accumule les prises de rôle, Malcolm de La Donna del Lago à Trieste, Farnace de Mitridate à Francfort, Konchakovna du Prince Igor au Théâtre Wielki de Varsovie puis au Théâtre des Champs-Elysées.
Au tournant des années ‘90, elle décide de consacrer une large part de son activité au concert et au récital où les mélodies de Chopin, Moniuszko et Szymanowski côtoient Moussorgsky, Rakhmaninov ou Tchaikovsky. Curieusement, Covent Garden l’engage le 29 juin 1990 pour le petit rôle d’Hedwige de Guillaume Tell, alors que la Scala de Milan lui ouvre ses portes le 21 janvier 1991 pour un second plan, Ragonde du Comte Ory. Néanmoins, Anvers lui donne l’occasion de camper Tancredi qui deviendra son rôle de prédilection lui assurant le succès à Milan en juillet 1993, à la Staatsoper de Berlin en mars 1996, au Théâtre de la Zarzuela de Madrid en février 1997, au Wielki de Varsovie en janvier 2000. Parallèlement, elle aborde d’autres personnages rossiniens, Isabella de L’Italiana in Algeri à Trieste et à la Deutsche Oper de Berlin, Arsace de Semiramide à la Fenice de Venise, Junon de la cantate Le Nozze di Teti e Peleo pour débuter au Festival de Pesaro le 10 août 2001.
La chanteuse ouvre son répertoire aux horizons les plus divers en incarnant Dalila à l’Opéra Bastille en mai 1991, Adalgisa de Norma à Vancouver, Varsovie et Seattle, Elena Bezukhova de Guerre et Paix à Amsterdam, l’Orfeo de Gluck à Trieste et au Festival de Perelada. Dans l’opera seria de Haendel, elle choisit Serse pour Gand, Bradamante d’Alcina pour le Liceu, le rôle-titre de Giulio Cesare pour Toronto, tandis qu’elle se fait un point d’honneur d’insérer dans son catalogue une note comique en personnifiant une inénarrable Marquise de Berkenfield dans La Fille du Régiment affichée à la Scala en juin 1996 avec Mariella Devia, une péremptoire Opinion publique dans l’Orphée aux enfers de Lyon en novembre 1997 ou même Mrs Quickly à la Staatsoper de Berlin en 2001. A côté d’Ulrica d’Un Ballo in Maschera à Madrid, elle s’enhardit à ébaucher l’Erda de Siegfried à Seattle et Jocasta d’Oedipus Rex au Festival d’Edimbourg et à Toronto, ce qui l’incite à aborder en concert la cantate Alexandre Nevsky de Prokofiev, le Mahler de la Deuxième Symphonie, des Kindertotenlieder ou de Das Lied von der Erde, le Penderecki des Sept Portes de Jérusalem et du Lacrimosa.
En mai 2003, après avoir campé la Marchesa Melibea d’Il Viaggio a Reims à Varsovie, Ewa Podlés est victime d’un accident à Albuquerque au Nouveau Mexique où elle est éjectée d’une voiture, ce qui occasionne de graves blessures aux épaules. Pendant plusieurs mois, elle est immobilisée. Mais à partir d’octobre 2003, elle reprend sa carrière en incarnant Ulrica à Detroit et à Carnegie Hall, une première Eboli à Philadelphie, une première Azucena à Milwaukee. Dès avril 2005, les prises de rôle les plus diverses s’enchaînent, Maffio Orsini de Lucrezia Borgia et la Cieca de La Gioconda à Barcelone, les deux Erda à Seattle, Klytemnestra à Toronto.
Après vingt-trois ans d’absence, elle reparaît au Met le 27 septembre 2008 en personnifiant une émouvante Cieca face à la Gioconda de Deborah Voigt. Elle se consacre ensuite à de nouvelles incarnations, la Comtesse de La Dame de Pique au Liceu puis une péremptoire Madame de La Haltière dans la Cendrillon de Massenet qui lui vaut un délirant succès à l’Opéra-Comique en mars 2011, à Covent Garden en juillet de la même année puis à Saint-Etienne et à Barcelone. Les feux se braquent sur le Ciro in Babilonia de Rossini qu’elle exhume au Festival de Caramoor de juillet 2012 avant de présenter la production à Pesaro lors des Festivals de 2012 et 2016. La Marquise de Berkenfield la fait applaudir encore à Covent Garden en mars 2014, à Madrid en octobre et lui permet un dernier coup de chapeau au Liceu le 16 mai 2017, à la suite de quoi elle quitte la scène en raison d’une opération orthopédique. Pour quelques années, elle se consacre à l’enseignement en se fixant à Varsovie avec son époux qui meurt le 7 novembre 2023. Et elle-même succombe à un cancer des poumons le 19 janvier 2024 à l’âge de 71 ans.
Mais heureusement, le disque et le DVD de six de ses grands rôles en conserveront à jamais le souvenir.
Crédits photographqiues : Andrzej Świetlik