Airat Ichmouratov, dans la tradition des symphonistes russes du passé

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Airat Ichmouratov ( né en 1973) : Ouverture « Jeunesse » op. 50 ; Ouverture « Maslenitsa » op. 36 ; Symphonie op. 55 « Sur les ruines d’un vieux fort ». Orchestre de la Francophonie, direction Jean-Philippe Tremblay. 2019. Livret en anglais, en allemand et en français. 73.07. Chandos CHAN 20172.

Airat Ichmouratov, que des médias canadiens surnomment « la voix musicale russe du Québec », est né à Kazan, dans le Tatarstan situé dans le bassin de la Volga. Dans cette république russe ont aussi vu le jour Fédor Chaliapine, Rudolf Noureev, Sofia Goubaïdoulina ou Aida Garifulina. Après des études de clarinette, Ichmouratov se rend au Canada en 1997 pour s’y perfectionner et fait la rencontre déterminante de Yuli Turovski. L’année suivante, il décide de s’installer à Montréal où il entreprend une Maîtrise à l’Université. Il fonde en 2000 le Trio Muczynski avec Luo Di au violoncelle et Evgenia Kirjner au piano. Il devient aussi chef des Violons du Roy à Québec, puis chef en résidence à l’Orchestre Symphonique de la même ville où il est l’assistant de Yoav Talmi. Mais il est aussi attiré par la musique klezmer : il se produit comme clarinettiste avec l’ensemble Kleztory pour lequel il écrit des arrangements. Il devient soliste de l’Orchestre Symphonique de Montréal et effectue des tournées aux Etats-Unis, en Chine et dans plusieurs pays européens. L’une d’entre elles l’amènera à jouer avec l’Orchestre de Chambre de Bruxelles. Ichmouratov est aussi depuis une vingtaine d’années un compositeur dont le catalogue s’étoffe de plus en plus : musique pour orchestre, musique de chambre, musique vocale ou pour enfants. Il projette pour 2023 l’écriture d’un opéra sur le thème de L’Homme qui rit de Victor Hugo, pour lequel il a choisi un librettiste canadien. Ce CD de partitions symphoniques n’est pas le premier que le label Chandos lui consacre. Un disque où l’on retrouvait un concerto grosso, trois romances et son octuor est paru en 2018. Bien des années auparavant, en 2004, Chandos avait aussi produit un disque de musique klezmer où sa clarinette se faisait entendre avec I Musici de Montréal.

La musique d’Airat Ichmouratov est d’une grande accessibilité : elle s’inscrit dans la mouvance de la tonalité et revendique une invention mélodique qui rappelle, comme il le reconnaît lui-même, celle de compositeurs russes majeurs comme Moussorgski et Rachmaninov, avec des réminiscences de Chostakovitch ou de Prokofiev. On pense surtout à Tchaïkowski quant à la générosité de l’orchestration, à la flamboyance et au flux incessant. Le compositeur s’inspire des éléments de son pays natal qu’il n’a pas oublié, et des sources issues des alentours de Montréal où il demeure. Les trois pages qui forment le programme du CD datent des années 2010. L’affiche s’ouvre par l’Ouverture « Jeunesse » de 2016, dédiée à l’Orchestre de la Francophonie et à Jean-Pierre Tremblay, son fondateur, pour célébrer le quinzième anniversaire d’existence de la phalange. Le chef et sa formation jouent cette page démonstrative et luxuriante, avec des fanfares vibrantes, dans une tension permanente qui reproduit l’exaltation de la jeunesse à laquelle le compositeur offre ces moments de vitalité et d’exubérance. Les interprètes en livrent une version cadencée et déterminée. La joie n’est pas absente non plus de l’Ouverture « Maslenitsa » de 2012 qui évoque des festivités avant la semaine du Carême. Solennité, gravité, danses et thèmes de la tradition russe rendent un bel hommage à celle-ci, le livret n’hésitant pas à évoquer avec emphase le souvenir de Boris Godounov ou de Russlan et Ludmila. C’est dire à quel point Ichmouratov est ancré dans un passé qu’il prolonge à travers un langage qui parle à tout le monde mais semble loin des recherches sonores des créateurs de notre temps. 

La pièce de résistance est la Symphonie « Sur les ruines d’un vieux fort », édifice qui inspire l’image de la couverture du livret, faisant penser spontanément aux images mystérieuses véhiculées par les opéras de Rimsky-Korsakov. Il n’en est rien : le vieux fort en question est celui de Longueuil, ville sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, face à Montréal, où 80 % de la population parlent le français. Cette partition en quatre mouvements de trois bons quarts d’heure véhicule en filigrane des rappels des Symphonies n° 4 et 5 de Chostakovitch, avec force timbales et une orchestration spectaculaire qui n’est pas non plus sans rappeler Tchaïkovski. Dans le premier mouvement, le compositeur a voulu rendre un hommage commun aux tambours de guerre iroquois et aux pionniers qui ont combattu pour la gloire de Louis XIV. Suit un Allegro scherzando qui évoque le Longueuil d’aujourd’hui, avec ses bruits quotidiens, circulation comprise. Dans le troisième mouvement, par le biais d’un Largo sensible, le compositeur pense à sa mère, décédée dans un accident de voiture. L’œuvre traîne quelque peu en longueur, avec une inspiration parfois courte, même si le compositeur fait la démonstration d’un métier consommé et d’un art de l’utilisation à bon escient des possibilités instrumentales. La symphonie s’achève dans l’euphorie, à grand renfort de percussion. L’Orchestre de la Francophonie, sous la baguette de Jean-Philippe Tremblay, défend ces partitions du mieux qu’il le peut. Il est cependant à craindre que ces pages, idéales pour piéger des amis mélomanes qui auront du mal à y reconnaître la main d’un créateur contemporain, risquent de sombrer dans l’oubli après la première audition en raison de l’impression globale d’une imagination qui tourne un peu en rond.

Son : 8 Livret : 9 Répertoire : 7 Interprétation : 8

Jean Lacroix  

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