Alarcón livre une version superlative de Sémélé, un chef-d’œuvre de Handel 

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George Frideric Handel (1685-1759) : Sémélé, oratorio profane en trois actes, HWV 58. Ana Maria Labin (Sémélé), Matthew Newlin (Jupiter, Apollon), Dara Savinova (Ino, Junon), Dara Savinova (Iris), Lawrence Zazzo (Athamas), Andreas Wolf (Cadmus, Somnus, Grand Prêtre), Gwendoline Blondeel (Cupidon) ; Chœur de Chambre de Namur ; Millenium Orchestra, direction Leonardo García Alarcón. 2021. Notice et synopsis en anglais, en français et en allemand. Texte du livret en anglais avec traduction française. 170.15. Un coffret de trois CD Ricercar RIC 437. 

Accueil très réservé, le 10 février 1744, pour la création de Sémélé au King’s Theater de Covent Garden. En cause, un sujet mythologique, qui plus est relatant un épisode adultérin aux accents érotiques, en plein Carême, comme le précise Marc Maréchal dans la notice du présent coffret. Depuis quelques années, un vent de « retour à la morale » s’est fait jour dans la société chrétienne londonienne. D’où la cinglante remarque du librettiste du Messie, Charles Jennens : « Non pas oratorio, mais opéra cochon ! ». Sémélé n’est programmée que quatre soirées, une autre composante venant s’ajouter à la pudibonderie, autour de l’utilisation de la langue anglaise et de la manipulation du style italien. Malgré une révision de la partition quelques mois plus tard, la réception de la seconde version ne sera pas meilleure. Comble de malchance : des problèmes éditoriaux viendront s’ajouter par la suite. Le travail musicologique ayant aujourd’hui rétabli la forme d’origine, on peut constater que la qualité d’écriture est constante dans cette œuvre de près de trois heures en sa version intégrale, les aspects dramatiques étant par ailleurs de haut niveau. Sémélé n’a connu une vraie résurrection que dans les dernières décennies du XXe siècle, notamment par la grâce d’une version dirigée par John Eliot Gardiner au début des années 1980 (Erato). Plus proche de nous, sur le plan vidéographique, dans une mise en scène de Robert Carsen à Zürich, Cecilia Bartoli a endossé le rôle-titre, avec William Christie en meneur de jeu (Decca, 2009).

Handel avait pourtant fait usage, avec intelligence, du livret d’un écrivain populaire chevronné, William Congreve (1670-1729), texte adapté pour la circonstance par un auteur à l’identité incertaine, avec quelques scènes ajoutées. Nous résumons brièvement l’action dont on lira tous les détails dans le synopsis. Junon est jalouse des amours de Jupiter avec Sémélé, fille de Cadmus, le fondateur légendaire de Thèbes, et sœur d’Ino. L’orgueilleuse Sémélé espère que Jupiter fera d’elle une déesse. Mais, poussée par Junon qui veut se venger, elle a le malheur d’insister pour le découvrir dans toute sa gloire. Elle en mourra, foudroyée et réduite en cendres ; de celles-ci naîtra Bacchus, fils de Jupiter. On ne peut que souscrire à l’affirmation de Marc Maréchal : Sémélé est un chef-d’œuvre. Car comment appeler autrement un drame dont la parfaite communion du texte et de la musique offre un tel pouvoir de suggestion ? 

L’inspiration de Handel se traduit par une efficace et dynamique mise en place de l’intrigue, pleine de vie, qui avance dans un contexte au sein duquel la psychologie entre les personnages est bien soulignée. Les qualités essentielles de l’œuvre s’inscrivent dans un contexte de raffinement émotionnel qui allie le drame à la comédie, avec des moments de mélancolie empreinte de tendresse, mais aussi de sensualité. Des airs magnifiques sont dévolus à Sémélé, comme celui qui lui sert d’entrée Ah me ! What refuge now is left me ?, celui du sommeil à la scène 2 de l’Acte II O sleep, why dost thou leave me, ou celui de sa mort Ah, me ! Too late I now repent. Ils illustrent une grande inventivité, distillée par ailleurs dans des interventions de Junon ou d’Ino. Sans oublier des chœurs fondamentaux et magistraux, splendidement magnifiés par le Chœur de Chambre de Namur, comme celui des prêtres au premier acte, prémonitoire de la tragédie, ou celui qui sert de conclusion, d’une ineffable grandeur. Sur le plan instrumental, une transparente finesse se dégage de l’ensemble, dès l’ouverture, admirable dans sa concision, puis avec les récitatifs, nombreux et accompagnés. On savoure les ensembles, le quatuor du premier acte, les airs attribués, et ce contraste qui s’établit entre les amours tumultueuses de l’héroïne et celles, moins perturbées, de sa sœur Ino, éprise d’Athamas qu’elle finira par épouser. Entretemps, la rusée Junon aura manoeuvré avec malice pour flatter Sémélé et lui suggérer une demande à Jupiter, destinée à provoquer la perte de son arrogante rivale. On n’en finirait pas de détailler un univers musical et théâtral aux rebondissements incessants.

La fluidité du Millenium Orchestra est soulignée avec un savant dosage par Leonardo García Alarcón, familier du compositeur. Il emmène ses troupes avec un enthousiasme communicatif qui fait merveille pour la mise en évidence des trésors de la partition. Rodée par une version de concert aux Hospices de Beaune avec la même distribution peu de temps avant l’enregistrement, la cohésion du plateau vocal procure bien du plaisir. La soprano Ana-Maria Labin, qui est d’origine roumaine mais a grandi en Suisse et est une excellente mozartienne, est une Sémélé à la voix qui se révèle aussi lumineuse que capable de s’abandonner à la mélancolie. Elle chante ses airs avec une vraie noblesse non dénuée d’une farouche volonté d’arriver à ses fins. Matthew Newlin est un Jupiter dont la voix dévoile une présence éloquente, même si l’on aurait aimé que celle-ci le soit encore plus au dernier acte. Dara Savinova est chargée du double rôle de Junon et d’Ino, elle y excelle, s’adaptant aux deux caractères avec une chaude sonorité. Les autres rôles sont bien tenus, d’où émergent la fraîcheur de Gwendoline Blondeel en Cupidon ou le métier de Lawrence Zazzo en Athamas. Chiara Skerath, lauréate du Concours Reine Elisabeth 2014, est Iris, messagère de Junon, avec une superbe projection de voix. Quant à Andreas Wolf, il endosse les personnages de Cadmus, de Somnus et du Grand Prêtre avec un ton adapté à chaque rôle.

Leonardo García Alarcón insuffle à cette superbe partition la vie intense qu’elle mérite. Après quatre décennies, Gardiner a remis le couvert en public pour Soli Deo Gloria en 2019, avec Louise Alder et Lucile Richardot dans les deux rôles féminins principaux, dans un style carrément opératique. Nous lui préférons la présente version, en raison de son équilibre instrumental, vocal et choral. Tout en conservant, au fond de la mémoire, le souvenir ému de Kathleen Battle, sublime, et de Marilyn Horne, avec John Wilson (DG, 1990).     

Son : 10   Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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