Anastasia Zorina et Chopin : entre danse, lyrisme et visions d’avenir
Frédéric Chopin (1810-1849) : Études op. 10 et op. 25. Anastasia Zorina, piano. 2023. Notice en allemand, en anglais et en français. 61’11’’. TYXart TXA24186.
En 1828, Chopin entame la composition d’un recueil qu’il va achever quatre ans plus tard et publier en 1833 en le dédiant à Franz Liszt. Ces douze Études de l’opus 10 sont complétées, presque dans la foulée, entre 1832 et 1836, par douze autres, de l’opus 25, éditées en 1837, simultanément à Leipzig, Paris et Londres, comme la première série. La dédicace est cette fois pour Marie d’Agoult, la compagne de Liszt. Il y aura encore trois nouvelles Études, parues en 1840, mais elles ne font pas partie du présent enregistrement d’Anastasia Zorina (°1989). Née en Russie, à Ekaterinbourg, dans l’Oural, cette pianiste a étudié au conservatoire de sa ville natale et a remporté divers prix nationaux et internationaux. Après l’installation de sa famille en Allemagne, à Ratisbonne, elle a poursuivi sa formation artistique à l’École supérieure de musique et de théâtre de Munich auprès de Claude-France Journès, un élève de Jacques Février. Elle a aussi travaillé avec Gerhard Oppitz, et suivi des masterclasses, dont celles de de Robert Levin, Philippe Entremont ou Dominique Merlet. Elle a ensuite enseigné à Ratisbonne, avant d’entreprendre une formation de thérapeute en musique gestuelle à Berlin. Elle vit aujourd’hui en Suisse, où elle assure la direction de l’école de musique Bantiger, dans le canton de Berne. Elle anime des concerts participatifs et tend à sensibiliser l’auditeur par la médiation musicale.
Dans la notice qu’elle signe elle-même, Anastasia Zorina considère qu’on peut distinguer deux types d’études de Chopin : les unes ont soit un caractère dansant prononcé, soit un caractère lyrique et vocal qui prend ses racines dans la musique populaire polonaise, que l’on retrouve dans les n° 2, 3 et 5 à 8 de l’opus 10 et les n° 3 à 5, 7 et 9 de l’opus 25. Les autres sont pour elle des visions d’avenir ayant inspiré des compositeurs ultérieurs comme Claude Debussy, Gabriel Fauré, Alexandre Scriabine et d’autres ; elle insiste sur leur texture et leurs sonorités résolument novatrices, sans oublier la fidélité à des modèles historiques comme Bach.
L’interprétation qu’elle propose se caractérise par une virtuosité qui se manifeste dès la première étude de l’opus 10, non démonstrative, mais contrôlée, au lieu d’être engloutie dans le torrent de notes. Cette virtuosité maîtrisée, dont les qualités lyriques sont manifestes, va s’épanouir au fil du parcours, avec, pour le même opus, une belle qualité de toucher, une sensibilité romantique, souvent tendre et poétique (Tristesse, n° 3), une capacité à émouvoir (le nocturne sombre du n° 6), une réelle liberté expressive (les volutes du n° 8), ou une dimension aux accents révolutionnaires (n° 12). Dans l’opus 25, le jeu des dynamiques et des couleurs prend tout son sens dans l’optique que la soliste a définie en termes de visions d’avenir. Il est manifeste dans le n° 4, avec ses recherches sur le staccato, dans les dissonances qui se font jour dans le n° 5 (et, en fin de cycle, dans le con fuoco du n° 12), dans le n° 7 presque improvisé, dans les aspects lisztiens du n° 10, ou dans la puissance poétique du n° 11.
On ne jouera pas ici à la comparaison discographique, tant les versions sont nombreuses et de qualité. Mais ce qui est à retenir dans cet album, lui aussi de qualité, c’est la volonté de médiation musicale qu’Anastasia Zorina tend toujours à imprimer à son message pianistique. Dans ces enregistrements réalisés en mars 2023 à Ratisbonne pour l’opus 25, avant l’opus 10, six mois plus tard à Neutraubling, localité dans l’arrondissement de la précédente, elle semble s’adresser à un auditoire proche, de manière complice, dénuée d’emphase, avec une élégance qui laisse toujours la place au chant. On appréciera cette approche naturelle.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8 ,5
Jean Lacroix