Caroline Potter à propos de Pierre Boulez, facettes d'un lion écorché dans le foisonnement intellectuel de ses jeunes années

par

La musicologue Caroline Potter fait paraître un livre tant magistral qu'essentiel pour notre connaissance de Pierre Boulez :  Pierre Boulez: Organised Delirium aux éditions britanniques Boydell & Brewer. Ce livre passionnant nous plonge dans les jeunes années d’un Pierre Boulez étudiant au Conservatoire de Paris, mais cet ouvrage ne se cantonne pas à une simple biographie, il nous immerge dans le tourbillon du contexte artistique bouillonnant. On découvre ainsi des influences, passées jusqu’à ici inaperçues dans la construction intellectuelle du jeune homme, énergique et tempétueux comme un lion écorché.  

Votre livre se concentre sur les jeunes années de Pierre Boulez quand il était un jeune homme turbulent, dans le Paris d'après-guerre, et sur ses premières œuvres. Qu'est-ce qui vous a amenée à consacrer un ouvrage spécifiquement à Boulez et à cette période ?

Je peux faire remonter cette idée à un moment précis : le 6 octobre 2013 à Londres, Tamara Stefanovich a donné un récital de piano avec la monumentale Deuxième Sonate de Boulez (1948). C'était une performance extraordinaire. Ce qui m’a surtout frappée, c’est la force émotionnelle et déchirante de la sonate de Boulez et son impact bouleversant sur moi. Je me demandais déjà pourquoi ce que je connaissais de la littérature sur Boulez ne parlait pas de ce genre de réaction émotionnelle. Je n’ai jamais compris pourquoi on considère Boulez comme un compositeur cérébral et froid et à ce moment-là, je savais que j’avais quelque chose à dire sur sa musique et que j’écrirais un jour à ce sujet. 

Pourquoi cette période? Boulez n’était pas du tout un enfant prodige en musique, mais il est devenu le compositeur qu’on connaît étonnamment vite -la première œuvre qu’il reconnaît, Notations pour piano, date de 1945 et en 1946, il a écrit la première version du Visage nuptial. Et je montre que les idées qu’il a conçues durant cette période sont restées importantes tout au long de sa carrière de compositeur.

Votre livre met en perspective le contexte culturel dans lequel PIerre Boulez évoluait, en particulier la littérature. Qu’est-ce qui vous a orienté vers ces sources littéraires ?

J’ai étudié la musique et le français à l’université en Angleterre, et en tant que spécialiste de la musique française, les liens entre la musique et le contexte culturel contemporain, surtout la littérature, m’ont toujours intéressée. Bien entendu, dans les années 40, Boulez a écrit deux œuvres majeures sur la poésie de René Char (Le soleil des eaux et Le Visage nuptial). De plus, il a assisté à la dernière performance d’Antonin Artaud -ce qui l’a frappé énormément- et plus tard, il a utilisé le titre …explosante-fixe… (c’est une citation d’André Breton) pour une série d'œuvres. Je crois que cette expression ‘explosante-fixe’ est une métaphore puissante pour sa musique : il y a le côté organisé (fixe) et en même temps, une prolifération du matériau et une émotion viscérale (l’explosion). C’est un beau concept surréaliste -les contraires qui sont réunis, qui existent simultanément.

Vous insistez particulièrement sur les influences du surréalisme entre autres, avec des créateurs belges comme le compositeur André Souris et l'artiste Christian Dotremont. Pouvez-vous nous parler de ces liens entre Boulez et ces représentants belges du surréalisme ?

Boulez connaissait certains membres du groupe surréaliste belge et ils jouaient un rôle décisif dans son évolution musicale. On sait qu’André Breton, l’auteur des Manifestes du surréalisme, ne s’intéressait pas du tout à la musique, mais il y avait des musiciens dans le groupe belge, notamment André Souris. C’est Serge Nigg qui a mis Boulez en contact avec Souris : Boulez lui a écrit "il [Nigg] m’a dit qu’en dehors de musique atonale vous vous occupiez aussi du surréalisme et que vous êtes une des têtes de ce mouvement en Belgique, ce qui m’a fait une excellente surprise."  Souris a fondé le Séminaire des Arts à Bruxelles en 1944 et il a organisé la création de la Sonatine pour flûte et piano de Boulez, par Herlin Van Boterdael et Marcelle Mercenier. C’était un moment important pour le compositeur -sa musique était très peu jouée à l’époque. 

Quant à Christian Dotremont, c’est le musicologue français François Meïmoun qui a découvert que Boulez assistait aux réunions des surréalistes révolutionnaires à Paris avec lui -Dotremont était membre du Parti Communiste belge et un révolutionnaire à la fois en art et en politique. Cela m’a surpris de voir Boulez dans ce milieu inattendu.

En quoi ce contexte culturel des années d'après-guerre, alors que Boulez est étudiant au Conservatoire, a-t-il contribué à faire de lui un “lion écorché”  ?

J’ai voulu montrer Boulez auprès de ses amis et condisciples au Conservatoire de Paris et surtout dans les classes privées d’Olivier Messiaen, où ils ont analysé la musique contemporaine -Bartók, Ravel, Berg par exemple, des compositeurs qui à l’époque étaient absents de l’enseignement au Conservatoire. Boulez avait hâte de découvrir la musique contemporaine et ses idées ont évolué très rapidement. Il a étudié la musique dodécaphonique auprès de René Leibowitz mais très vite, il a considéré son enseignement comme ‘le pire académisme.’ Boulez a écrit à André Souris que la musique doit produire une impression de choc et de violence -il a dit "C’est ce qui manque le plus, me semble-t-il, à toutes les œuvres de l'“école” atonale."

Quelque chose m’a beaucoup frappé: Messiaen décrivait Boulez comme ‘un lion écorché’ et aussi Jean-Louis Barrault a dit que le jeune compositeur vivait “toutes griffes dehors”, “à l’écorché”... 

Un autre aspect de votre livre est de mettre en avant le rôle de femmes dans ces années de jeunesse de PIerre Boulez, je relève en particulier les noms de Yvette Grimaud, pianiste et compositrice et l'ethnomusicologue Mady Sauvageot. Pouvez-vous nous en parler ? Pourquoi ce rôle de ces femmes, particulièrement brillantes, est-il resté méconnu ?

Yvette Grimaud était très importante pour Boulez pendant les années 40. Ils ont étudié dans les mêmes classes, et avant Boulez elle a découvert la musique extra-européenne, les ondes Martenot, la microtonalité. Elle a créé quatre œuvres pour piano de Boulez (dont les deux premières sonates pour piano), et à l’époque elle était aussi compositrice. Mady Sauvageot, comme Grimaud, était ethnomusicologue et elle s’intéressait aussi à la musique contemporaine comme chanteuse -elle a chanté un mouvement du Visage nuptial. J’aimerais beaucoup découvrir plus sur Grimaud mais malheureusement sa musique et même ses enregistrements sont peu accessibles. Comme pas mal de musiciennes de cette période, elles sont méconnues mais maintenant on peut apprécier leur rôle et je crois qu’il est très important de souligner leurs contributions à l’histoire musicale.  

Vos recherches vous avaient amené à publier des ouvrages sur Erik Satie. Boulez n'était pas du tout un admirateur de Satie, mais est-ce que le creuset du surréalisme n’est pas un trait d’union entre les deux ?

C’est vrai que Boulez et Satie ont fort peu en commun musicalement ! Boulez est présent dans mon livre sur Satie (Erik Satie, a Parisian composer and his world) en tant qu'auteur de « Chien flasque »  (1952), un article satirique (c’est vrai que ce texte est moins amusant que les écrits de Satie). Pourtant mes recherches sur Satie ont conduit directement à mon livre sur Boulez et oui, c’est le surréalisme qui est le point commun. Satie était présent aux événements du début des années 20 qui ont marqué la naissance du surréalisme à Paris. Il y a même un « chaînon manquant » entre Satie et Boulez: André Souris était très influencé par Satie, par exemple dans ses œuvres sur des textes de Paul Nougé (Trois flonflons, Quelques airs de Clarisse Juranville…) et il s’intéressait à la musique de Boulez quand il n'était pas du tout connu.

A lire :

Caroline Potter, Pierre Boulez: Organised Delirium, 2024, Boydell & Brewer ISBN : 9781837650859

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

2 commentaires

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.