Andreas Staier, dans un savant récital à influences, réfractées dans ses propres Anklänge
Méditation. Johann Caspar Ferdinand Fischer (1656?-1746) : Préludes & Fugues en mi majeur, ut dièse mineur, ré majeur, la majeur [Ariadne Musica]. Johann Joseph Fux (c1660-1741) : Fugue [Gradus ad Parnassum]. Louis Couperin (c1626-1661) : Pavane en fa dièse mineur. Johann Jakob Froberger (1616-1667) : Ricercar IV. Méditation sur ma mort future. Fantasia II. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Prélude & Fugue en mi majeur BWV 878 [Das Wohltemperierte Klavier, Teil 2]. Andreas Staier (1955*) : Anklänge. Andreas Staier, clavecin. 2022. Livret en allemand, anglais, français. 66’45''. Alpha 1012
En deux moitiés d’égale durée, ce disque se partage entre cinq compositeurs baroques, et une œuvre écrite par Andreas Staier lui-même, qu’il a achevée pendant la pandémie covid en 2020. Hormis l’allusion à la Méditation sur ma mort future de J.J. Froberger, on pourra se demander si le titre de l’album rend bien compte de l’hétérogénéité du CD et du réseau de références explicitées par l’interprète dans la notice. Deux thématiques le structurent comme un fil conducteur : le Pange Lingua prêté à Saint Thomas d’Aquin, et une succession d’intervalles fondamentaux de la gamme musicale (octave, quinte, sixte, tierce).
Les Fugues en mi majeur qui introduisent et concluent cette anthologie se rattachent à l’hymne eucharistique « Chante, ô ma langue », de même que le Ricercar et la Fantasia de Froberger, et la Fugue tirée du traité de contrepoint de Fux, dont l’archaïque stile antico singularise aussi le BWV 878 qu’Andreas Staier a sélectionné dans le Clavier bien tempéré. Quant à elle, la susdite suite d’intervalles féconde la Pavane de Louis Couperin, la Méditation de Froberger, et le Prélude en la majeur de Fischer auquel une magnifique quasi-intégrale de Peter Waldner restituait la probable année de naissance (1662 et non 1656), instruite par de récentes recherches dans les registres baptismaux.
L’écoute pourra se sentir écartelée entre les répertoires ancien et contemporain ici juxtaposés. Anklänge repose sur six accords, qui renferment le thème du Pange Lingua, ou les intervalles que Staier dénomme « motif de Parsifal » dans la mesure où il les associe au Leitmotiv des cloches dans l’éponyme opéra de Richard Wagner. Malgré le lien savant qu’entretient le lexique envers le substrat mélodico-harmonique de ces deux ferments, ou envers la structure du couple BWV 878 ; malgré la virtuosité que leur accorde l’auteur et interprète : on doit bien avouer que cette grammaire abstruse et souvent percussive (sauf le havre sempre legatissimo, et l’épars esitando) pourra s’avérer indigeste pour l’auditeur. Regard vitreux, mâchoire acérée, silences menaçants, promptes embardées : ces six pièces impressionnent comme la radiographie d’un squale. Redoutables transparences dans une carcasse obscure. Le Cantor de Leipzig, comme la lumière au bout du tunnel, aura toutefois raison des entreprises vampirisantes : attacca, le cycle vaguement tératologique finit par régurgiter indemne le Prélude & Fugue de Bach. Ainsi dans le Livre de Jonas le prophète expulsé de la baleine.
À la fois intelligemment conçu mais dichotomique à l’oreille, ce récital permet du moins d’admirer un clavecin dérivé de Hieronymus Albrecht Haas (1689-1752) « dont l’idéal s’inspire de la variété et de l’ampleur des jeux d’un orgue » indiquait la pochette de « Hamburg 1734 » (Harmonia Mundi, 2005), et que Staier a encore dernièrement utilisé dans un stimulant enregistrement de la Teil II du Wohltemperiertes Klavier. Les riches possibilités de registration permettent beaucoup d’ampleur aux investigations d’Anklänge, mais un instrument aussi opulent s’avère peut-être un peu lourd pour Couperin et Froberger, malgré le judicieux emploi du jeu luthé dans le « memento mori » de celui qui finira ses jours au Château d'Héricourt. On admirera surtout les charmes d’un tel clavecin dans la part dix-huitièmiste de ce programme à concept, et l’on y saluera le ton ému, subtilement distillé, que le grand claveciniste allemand perfuse à ces pages.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire & interprétation : 8,5
Andreas Staier