Baiba Skride et Andris Nelsons en concert à Leipzig

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Dmitri SHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Concerto pour violon et orchestre n° 1 op. 77 ; Igor STRAVINSKY (1882-1971) : Elégie pour violon seul ; Pyotr Ilyich TCHAÏKOVSKY (1840-1893) : Symphonie n° 5 op. 64. Baiba Skride, violon ; Gewandhausorchester Leipzig, direction Andris Nelsons. 2019. Livret en allemand, anglais et français. 103.49. DVD Accentus ACC20478.

Quel plaisir de pouvoir retrouver en public Baiba Skride, dont le souvenir est demeuré très vivace chez nous depuis qu’elle a remporté en 2001, à l’âge de 20 ans, le Concours Reine Elisabeth ! Issue d’une famille musicienne, la virtuose lettonne, née à Riga en 1981, étudie au Conservatoire de Rostock auprès de Petru Munteanu. Elle obtient plusieurs récompenses, dont le deuxième prix du Concours Paganini en 1998, avant son couronnement belge. Depuis lors, Baiba Skride mène une carrière intense de soliste ; elle se produit aussi en duo avec sa sœur Lauma, pianiste. Elle a enregistré un grand nombre de CD en livrant ses versions de concertos de Bartok, Heller, Bernstein, Korngold, Rozsa, Mozart, Haydn, Berg, Szymanowski, Brahms, Nielsen, Sibelius… mais aussi du Concerto n° 1 de Shostakovitch, dans un concert avec le Philharmonique de Munich mené par Mikko Franck. On la retrouve ici dans le même concerto, cette fois avec le Gewandhaus de Leipzig et son compatriote Andris Nelsons, à l’occasion d’une prestation filmée les 17 et 18 mai 2019 dans cette cité du Land de Saxe.

Ce DVD Accentus, capté selon la formule classique, avec gros plans sur la soliste, l’orchestre ou son chef, montre que Baiba Skride a intensifié son jeu au fil des années, que l’intériorité est bien présente et qu’il y a une ligne souveraine dans la virtuosité. Sa conception du concerto de Chostakovitch est esthétiquement ample, d’un lyrisme mesuré, avec des phrasés qui développent le texte dans une atmosphère concentrée. L’impression de lenteur assumée semble être liée à une option intimiste qui est manifeste dans le Nocturne initial, vibrant d’émotion. La vivacité du Scherzo, sans failles, fait un contraste heureux avec la Passacaille où les basses créent un décor tragique. La redoutable et longue cadence laisse à Baiba Skride le champ libre pour déployer des trésors d’émotion, même si l’on aurait aimé encore plus d’engagement dans cette solitude glacée. Le Burlesque conclusif est joyeux et agité à souhait, clôturant avec élan cette belle et noble version de concert. En bis, la violoniste joue l’Elégie de Stravinsky de 1944 comme une épure dépouillée.

Le livret accompagnateur, bien documenté (sauf sur les interprètes), rappelle que ce concerto de Chostakovitch, écrit en 1948, dédié à Oïstrakh et créé en 1955 après être resté pendant sept ans dans les tiroirs du compositeur, a été joué en janvier 1959 par l’Orchestre du Gewandhaus sous la direction de Franz Konwitschny avec le violoniste Egon Morbitzer ; l’œuvre devait connaître un énorme succès aux Etats-Unis quelques mois plus tard, lorsque Oïstrakh l’emmena dans ses bagages pour une tournée. Ce rappel est en lien avec la suite du programme, la Symphonie n° 5 de Tchaïkovsky, la phalange de Leipzig y jouant aussi un rôle. En 1887, le compositeur décide d’entreprendre un circuit de concerts à travers l’Europe, qui débute à Leipzig, vers la fin de l’année. Il y dirige sa Suite pour orchestre N° 1 opus 43 et se déclare très satisfait de l’accueil reçu. C’est pour lui un séjour heureux : il rencontre Grieg, auquel il pense dédier sa Symphonie n° 5 avant de changer d’avis, mais aussi Brahms (qu’il entend dans son Double Concerto), Joseph Joachim, Eugène d’Albert, Carl Reinecke et Arthur Nikisch, ces deux derniers étant respectivement chefs au Gewandhaus et à l’Opéra. C’est Nikisch, figure légendaire de la direction d’orchestre, qui donnera la Symphonie n° 5 à Leipzig le 23 novembre 1893, pour la première fois, peu de jours après la disparition de Tchaïkovsky, et il la mettra à l’affiche encore à six reprises au Gewandhaus, jusqu’en 1919. C’est dire la double symbolique représentée par l’apparition au même programme d’un concerto et d’une symphonie des deux grands maîtres russes.

Il est intéressant de signaler que, presque simultanément, le label Orfeo publie un coffret de neuf CD représentatifs de la présence de Nelsons à la tête du City of Birmingham Symphony Orchestra pour la période de 2008 à 2013. On y trouve notamment plusieurs partitions de Tchaïkovsky, dont la Symphonie n° 5, dans une prise de son des 16 et 17 octobre 2008. On constate, à travers le DVD Accentus, que Nelsons, à plus de dix ans de distance, confère à cette symphonie « du destin », comme le compositeur la nomme lui-même, une densité plus forte avec Leipzig qu’avec Birmingham. Ses tempi sont plus larges, plus amples, Nelsons creuse la pâte sonore avec des couleurs plus accentuées et des moments plus fervents. C’est le cas dans l’Andante cantabile, le deuxième mouvement, avec des sonorités mordorées qui mettent en valeur l’orchestration. On n’atteint pas le niveau idiomatique des grandes versions soviétiques, Mravinski ou Svetlanov (mais qui le peut ?), mais on s’en rapproche à travers un contexte engagé où le lyrisme le dispute à l’exubérance, l’Allegro vivace qui clôture l’œuvre étant vraiment grandiose. Inutile d’insister sur la qualité des pupitres du Gewandhaus, ils sont à leur meilleur niveau. Lorsqu’ils sont les complices de Baiba Skride, Nelsons et ses musiciens portent la soliste dans son large geste dramatique.

Son : 8   Livret : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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