Programme russe à Leipzig, sous la baguette d’Andris Nelsons

par

Modeste Moussorgski (1839-1881) : Prélude de La Khovanchtchina. Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) : Concerto pour trompette en si bémol majeur, opus 94. Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie no 4 en fa mineur opus 36. Håkan Hardenberger, trompette. Andris Nelsons, Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. Décembre 2019. Livret en allemand, anglais, français. 86’51. DVD 16 :9 NTSC. PCM stereo, Dolby digital & DTS 5.1. Accentus Music ACC 20494

Filmé en décembre dernier, le programme ajoute deux nouvelles œuvres dans la discographie (audio et vidéo) d’Andris Nelsons. Pour le Prélude de La Khovanchtchina, on sent le maestro sincèrement traversé par les sortilèges qu’il inspire. Les miroitements de l’aurore sur le fleuve Moskova, les chants d’oiseaux que cisèle la subtilité des souffleurs du Gewandhaus sont fidèles à la suggestivité du tableau. Au moment opportun, la caméra valorise la cloche pressentant les sinistres événements qui vont se jouer dans l’opéra. À la fin, quand advient la douce lumière de l’aube, le chef ferme les yeux, conscient de la poésie de ce qu’il nous fait partager.

Alors que dans Moussorgski il semblait diriger de confiance, la première partie du Concerto de Weinberg (créé à Moscou en 1968) nous le montre affairé (voire débordé) avec une partition certes redoutable. Dans ces Études que domine la trompette dès l’introduction, les étincelles, les éclaboussures de l’orchestre nécessitent un étroit contrôle, et l’on imagine combien s’y fourvoieraient des pupitres moins aguerris que ceux de Leipzig. L’écriture serrée, foisonnante et flamboyante, se coule pourtant dans une forme-sonate où Dimitri Chostakovitch entrevoyait le schéma d’une symphonie déguisée. Les acrobaties cessent pour une accalmie centrale où le soliste coiffe la sourdine, et qui précède le retour de cette acerbe musique de saltimbanque.

Épisodes, cœur de l’œuvre, s’initie par un véhément choral de cordes : un décor grandiose et funèbre, où vient errer la trompette qui a profité d’un répit durant cet exorde. Cet amer cérémonial, dont les roulements de caisse claire signent les relents martiaux, établit la flûte comme un partenaire privilégié. Le Finale s’enchaine sans interruption. Son titre Fanfares lui permet d’inviter quelques célèbres allusions (Marche nuptiale de Mendelssohn, Tsar Saltan et Le Coq d’or de Rimsky-Korsakov, Petrouchka de Stravinsky) au sein d’un discours dépenaillé et parodique, notamment des interjections de percussion filmées en gros plan. Qui s’attendrait à un morceau échevelé et clinquant qui fasse contrepoids aux éreintantes Études sera surpris par ces cinq minutes truffées d’humour : un théâtre de spectres narquois surgis du cimetière que l’on devinait dans le mouvement central. Timofey Dokhshitser, le dédicataire, en légua un témoignage avec le Philharmonique de Moscou dirigé par Algis Zhiuraitis, chez Russian Disc. On trouve d’autres enregistrements plus récents, chez Neos ou Naxos. On est heureux que ce concert, capté en cette année 2019 où l’on célébrait le centenaire de la naissance du compositeur polonais, nous permette de mettre des images sur cette œuvre majeure de Weinberg et du répertoire moderne pour trompette. Remarquablement servie par Håkan Hardenberger. Le virtuose suédois est salué par plusieurs rappels du public qui nourrit des applaudissements de plusieurs minutes.

Andris Nelsons avait déjà enregistré la Symphonie no 4 de Tchaikovsky pour Orfeo, avec la phalange de Birmigham. Faisant suite à la Pathétique (couplée avec Mozart) et la Cinquième (couplée avec Chostakovitch), notre DVD complète la série des trois grandes symphonies.

Abordée à un tempo plus lent que de coutume, la fatidique sonnerie des cuivres prend valeur d’oracle. Ce présage du destin peut susciter gesticulations (ainsi en 1974 à New York, notre Bernstein adoré) ou armures de commandeur (Karajan à Vienne). On observe comment Andris Nelsons, accablé, semble intérioriser le drame plutôt que le conduire. La main droite repose même parfois sur le pupitre (6’20), la baguette change de main et pend (11’20) ! On le voit plus actif dans les épisodes transitionnels (5’25), qui sont ceux où la tension peut se relâcher. Même si la partition inclut des instances « d’oubli de soi » dont l’ataraxie participe à la dynamique, certains moments stagnent toutefois plus que de raison. D’autant que l’approche semble guidée par la lucidité plutôt que le pathos. Le climax, celui d’euphorie, nous montre le maestro triomphant, vigie sémaphorique qui en surplomb signalise ce pic de structure. On ne se lasse pas de la photogénie du chef, ainsi sa moue (13’05) qui pourrait signifier « fichtre, Tchaïkovski en rajoute une louche ». Aucun geste vif, mais l’ampleur et l’altitude des bras surprennent (13’20), comme pour étreindre l’enveloppe musicale et la dégonfler, lors de ce passage récessif.

L’interprétation de l’Andantino sera-t-elle du goût de tous ? Au lieu du lyrisme cossu que laisse espérer la cantilène du hautbois, on nous épaissit le flux, nous décortique les intentions dans une veine poussive et méthodiquement articulée. Paradoxalement, d’habitude c’est le sentimentalisme qui agace, alors qu’ici l’absence de rubato semble un calque artificiel, un relevé topographique. Lequel heureusement évolue vers une animation plus spontanée. Hélas la reprise ornée (6’50) retombe dans le maniérisme et l’emphase, comme si le chef s’écoutait jouer et ralentissait l’allure pour mieux s’admirer dans le miroir. Voilà peut-être une façon de traduire cet « état mélancolique » que concevait l’auteur et qui parait ici plutôt narcissique et léthargique. Belle coda d’ailleurs, avec un bassoniste qui décrit un assoupissement très réussi. Nonobstant nos remarques, cette étude de style est fort intéressante et fait entendre ce mouvement d’une autre oreille.

Avant d’élancer le Scherzo, le visage du maestro s’éclaire comme d’un enfant à qui l’on va confier un jouet. Poings qui s’ouvrent pour mimer le volume, zig-zag de baguette, bras en chaloupe : quel inventaire de poses ! pour accompagner les essaims de pizzicati, fort adroitement pincés. Délicieux trio (1’56), goguenard à souhait, chancelant comme il se doit. Et la conclusion nous acquitte de l’effervescence attendue, jusqu’à l’étourdissement. Fier et rayonnant, le maestro impulse les déflagrations du Finale magistralement assurées par l’orchestre saxon. Mécanique bien rodée et sans scorie. Superbes couleurs des flûtistes (1’51), d’un éclat enjoué et triste, terriblement tchaikovskien. La noble ardeur des cuivres, la concentration collective, dardent tous les feux qui font jaillir les torrents de passion sans excès de pathos. Impérieux, incandescent ! Le chef se passe éloquemment la main sur la tête (5’28) juste avant la saillie du thème du destin qui, comme dans l’introduction, se charge et s’alentit d’un poids très significatif. Puis l’orchestre se remobilise (6’58) avec une énergie farouche, laissant triompher la liesse par une discipline de haut vol. 

Hormis nos doutes quant à l’Andantino, voici une prestation qui rend justice à cet orchestre de vieille tradition tchaikovskienne (établie par Arthur Nikisch) et confirme la stature d’Andris Nelsons. Ses postures en apprennent autant sur l’œuvre que sur la façon dont celui-ci la ressent. On mentionnera enfin le copieux livret signé d’Ann-Katrin Zimmermann, informatif et analytique, d’une qualité littéraire. Bilan : DVD majeur pour qui veut découvrir ces trois œuvres en vidéo.

Christophe Steyne

Technique : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

 

Tags : Håkan Hardenberger – Andris Nelsons

 

 

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