Bel hommage de Thomas Sanderling à Sergueï Taneïev
Sergueï Taneïev (1856-1915) : Symphonie n° 1 en mi mineur ; Symphonie n° 2 en si bémol majeur (complétée et éditée en 1977 par Vladimir Blok) ; Symphonie n° 3 en ré mineur ; Symphonie n° 4 en ut mineur, op. 12 ; Suite de concert pour violon et orchestre, op. 28 ; Oresteïa, ouverture op. 6 ; Oresteïa, trilogie musicale : Le Temple d’Apollon à Delphes (entracte de l’Acte III) ; Adagio en ut majeur ; Canzona ; Ouverture en ré mineur ; Ouverture sur un thème russe ; Ioann Damaskin (Jean de Damas), cantate op. 1 ; Cantate sur « Exegi Monumentum » de Pouchkine. Stanislav Yankovsky, clarinette. Ilya Kaler, violon. Chœur de l’Académie Gnessine (chef de chœur : Alexander Soloviev) ; Chœur de chambre Philharmonique d’État de Novossibirsk (chef de chœur : Igor Youdine). Orchestre Symphonique Académique de Novossibirsk, Orchestre Philharmonique de Russie, direction : Thomas Sanderling. Enregistré entre septembre 2006 et septembre 2008 au Studio de la Radio de Sibérie occidentale, Novossibirsk, et au Studio 5 de la Société de Radio-Télévision d’État Russe KULTURA, Moscou. Livret en anglais. 1 coffret 4 CD Naxos 8504060. 301’20
Compositeur, théoricien, pianiste et pédagogue russe très respecté dans son pays, Sergueï Taneïev (1856-1915) fut un temps, relativement à son ami Tchaïkovski ou au Groupe des Cinq, une figure moins connue du monde musical occidental. Il nous lègue de la musique de chambre de belle qualité, dont neuf Quatuors à cordes, tous enregistrés récemment par le jeune quatuor américain Carpe Diem (Naxos), et l’opéra Oresteïa, d’après l’Orestie d’Eschyle (1884-94) - à ne pas confondre avec la vaste ouverture de concert Oresteïa op. 6 (1889) ici présente, faisant partie de son œuvre symphonique dont l’excellent Thomas Sanderling, le fils du légendaire Kurt Sanderling, nous offre ici un panorama des plus complets et séduisants, rassemblant en un beau petit coffret de 4 CDs les éditions individuelles antérieures de 2008 à 2010.
Le cœur de cette publication consiste en les quatre Symphonies qui reçoivent ici leur deuxième version en tant qu’intégrale, la précédente étant celle de Valeri Polianski enregistrée en 2001 et 2004 avec le concours de l’Orchestre symphonique d’État de Russie (Chandos) : ces dates sont révélatrices de la connaissance tardive de l’œuvre de Taneïev, avec, en timide pionnière, la magnifique interprétation par Vladimir Fedosseïev de la Symphonie n° 2 en si bémol majeur (EMI/Melodiya, 1975), œuvre exaltante par sa spontanéité lyrique et sa sensibilité à fleur de peau, mais pourtant laissée inachevée par l’auteur (sans doute déjà préoccupé par la structure musicale) malgré les encouragements à la compléter de son professeur de composition et ami Tchaïkovski…
C’est également sous l’aile bienveillante de Tchaïkovski, qu’à 16 ans, Taneïev entame sa Symphonie n° 1 en mi mineur (1873-74), certes encore bien maladroite (les répétitions constantes dans le Finale d’un thème populaire russe déjà lui-même répétitif - utilisé notamment par Stravinsky dans la Danse des cochers et des palefreniers du dernier Tableau de Petrouchka - finissent par lasser…) mais qui toutefois révèle déjà un véritable talent de contrapuntiste, qualité qui s’épanouira totalement dans la Symphonie n° 3 en ré mineur (1884), où l’influence de Brahms est évidente, et surtout dans la Symphonie n° 4 en ut mineur op. 12. Et pourtant, contrairement à bien d’autres compositeurs russes, le fait que Taneïev ait tardé à acquérir une renommée durable semble dû à son sacrifice de la mélodie pour la forme et la technique musicale : tant la Symphonie n° 3 que la Symphonie n° 1 peinent à convaincre totalement, sans que la responsabilité du chef d’orchestre soit engagée…
La Symphonie n° 4 en ut mineur op. 12 (1896-98) fut la seule à être éditée du vivant du compositeur, et là : chef d’œuvre ! Créée le 21 mars 1898 à Saint-Pétersbourg par Glazounov à qui elle est dédiée, l’œuvre se distingue par sa grandeur, sa noblesse, et l’équilibre idéal entre le fond et la forme. Rimski-Korsakov écrivit d’ailleurs à Taneyev : Je pense que votre symphonie est la meilleure œuvre contemporaine : elle est noble dans le style, excellente dans la forme et merveilleuse dans le développement de toutes ses idées musicales.
Il est difficile de choisir entre Thomas Sanderling et Valeri Polianski pour ces œuvres : la traduction de Polianski est plus massive et - à de rares instants - plus maniérée ; Sanderling s’attache à alléger les structures musicales, à rendre le discours plus fluide. Mais la prise de son Naxos, bien qu’excellente, ne peut rivaliser avec celle de Chandos… L'auditeur choisira selon ses préférences.
Oresteïa, unique opéra de Taneïev (1894) qu’il intitule Trilogie musicale d’après Eschyle (Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides), est précédé d’un court Prélude de 54 mesures d’à peine 3 minutes absent de ce coffret ; mais Oresteïa est aussi une vaste ouverture de concert (1889) destinée initialement à faire partie de l’opéra dont elle comprend presque tous les grands thèmes, mais rapidement devenue indépendante. Son ampleur de près de 20 minutes l’assimilerait plutôt à un poème symphonique, étant la seule œuvre programmatique que Taneïev ait jamais écrite, la plus importante de ce coffret après les Symphonies, bien que le très parsifalien entracte de 5 minutes de l’Acte III, Le Temple d’Apollon à Delphes, y soit ici opportunément directement associé.
La vaste Suite de concert pour violon et orchestre op. 28 nous a été révélée magistralement dès 1956 par la Columbia anglaise grâce aux bons soins de David Oïstrakh et le chef russe Nikolaï Malko qui soit dit en passant mériterait impérativement un coffret Icon de la part de Warner, avant la détérioration définitive des bandes… Dans cette œuvre virtuose et scintillante, Taneïev rend hommage à ses premiers compositeurs préférés, Bach, Haendel, Mozart, Schumann, Brahms et Wagner, tout en offrant un bel exemple de sa maîtrise incomparable du contrepoint. Le violoniste russe Ilya Kaler ne pâlit aucunement devant l’exemple de son illustre prédécesseur, en nous offrant ici une interprétation d’une éloquence irréfutable qui captive à chaque audition.
Les quatre autres œuvres orchestrales, de dimensions plus modestes, n’en sont pas moins conçues avec maîtrise, dont cette ravissante Canzona en fa mineur (1883) exaltée par les sonorités légèrement acidulées du clarinettiste russe Stanislav Yankovsky, membre de l’Orchestre Symphonique Académique de Novossibirsk ; quant aux deux belles cantates présentes sur les derniers disques, si elles ne sont pas des œuvres purement orchestrales, elles sont loin d’être de simples compléments, notamment la Cantate Ioann Damaskin (Jean de Damas, 1884) de laquelle Sergueï Taneïev fut suffisamment satisfait pour lui attribuer son opus 1. On souhaiterait que Thomas Sanderling n’en reste d’ailleurs point là et qu’il envisage la gravure de ce chef-d’œuvre d’une heure qu’est la Cantate Après la lecture d’un Psaume op. 36 (1915).
Novossibirsk, la ville natale de Thomas Sanderling, est considérée comme le centre culturel de la Sibérie et l’un des principaux centres culturels de la Russie. À l’audition de ces disques, son Orchestre Symphonique Académique est certainement l’égal des meilleures phalanges de Moscou ou Saint-Pétersbourg - et il est même légèrement supérieur à l’Orchestre Philharmonique de Russie du quatrième disque (Jean de Damas et Suite de concert), par la personnalité plus affirmée de certains de ses membres : on notera notamment un piccolo volubile qui, à plusieurs reprises, s’en donne vraiment à cœur joie ! Malgré l’existence d’autres versions individuelles, cette excellente anthologie est idéale pour apprécier l’art de ce grand compositeur russe qu’est Sergueï Taneïev.
Son : 9 - Livret : 9 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9
Michel Tibbaut