Benoit d’Hau, la passion de la découverte

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Crescendo Magazine rencontre Benoit d’Hau, directeur des labels IndéSENS et Calliope, des structures qui n’ont cessé de se développer à l’international et de remporter des succès critiques par leurs choix éditoriaux. Alors que Benoit d’Hau lance une collection intitulée "Paris 1900" consacrée aux répertoires pour cuivres et vents au tournant du XXe siècle, il fait le point avec nous sur son parcours, ses ambitions et sa vision du marché de l’enregistrement. 

Vous lancez une collection intitulée "Paris 1900" consacrée aux répertoires pour cuivres et vents au tournant du XXe siècle avec un grand nombre de raretés. Quelle est l’origine de ce projet ? 

Cela fait presque 20 ans que je mûri cette collection, dédiée à tous les instruments à vents, cuivres et bois, car leur répertoire a véritablement éclos vers 1900, concomitamment à la révolution technologique dont ils ont bénéficié à partir des années 1870-1880. 

Nous sommes ici au cœur de ce que l’on désigne habituellement sous le terme « école française des vents ». Cette tradition est bien réelle et fait la fierté et la renommée de tous les instrumentistes français (*) depuis des décennies, notamment au Japon, aux USA et à présent à travers toute l’Asie. Nos solistes donnent des master-classes dans le monde entier, des concours internationaux portent leurs noms, nos conservatoires accueillent de nombreux élèves en clarinette, saxophone, trompette, trombone, tuba, flûte, hautbois… 

Ce qui caractérise le plus cette particularité française est son timbre. A quoi reconnaît-on un orchestre français ou belge, si ce n’est à son timbre ? Cela provient justement des vents de l’orchestre. C’est flagrant chez Ravel et Debussy qui accordent une large place aux sections de cuivres et de bois. On parle de la couleur de ces orchestres ; elle est brillante, timbrée et se distingue aussi par l’articulation (ou le détaché) très limpide, légère et virtuose des musiciens français. Cela provient de plusieurs facteurs dont notre langue (prononciation), mais aussi d’un travail technique spécifique, mené par tous les musiciens depuis leur plus jeune âge, sur des méthodes et recueils d’études techniques des grands maîtres de la fin du 19e siècle, comme Jean-Baptiste Arban pour les cuivres. 

Quelles ont été les évolutions de la facture instrumentale au XIXe siècle ?

Au milieu de la seconde moitié du 19e siècle, la facture (technologie dirions-nous aujourd’hui) des instruments qui constituent l’harmonie et la petite harmonie de l’orchestre symphonique a connu une véritable révolution. Pour faire simple, les instruments de la, fin du 18e siècle étaient essentiellement « harmonique » car ils étaient dépourvus de pistons (les cuivres) ou comportaient un système de « clétage » ou de trous (les bois) très basique. Par conséquent le répertoire concertant était très pauvre. A partir du milieu du 19e siècle, les ingénieurs facteurs d’instruments ont réussis à améliorer la conception de ceux-ci, au point de les rendre « chromatiques ». Capables de jouer l’ensemble des notes de toutes les tonalités, ils devinrent les égaux des claviers et des cordes, qui avaient connus leurs progrès bien plus tôt. On peut parler d’un coming-out des instruments à vent. 

Le rôle de la France, et de la Belgique d’ailleurs, fut déterminant. Tout le monde connaît Adolphe Sax (inventeur du saxhorn et du saxophone), il y avait aussi les ateliers Selmer (1885) ou les ateliers Georges Leblanc, et Noblet à La Couture Boussey (1890)… L’apogée de toutes les grandes innovations technologiques (et artistiques) françaises se concentre autour des années 1900, comme en témoignent les Expositions Universelles parisiennes, dont la Tour Eiffel et le Grand Palais sont devenus nos emblèmes, internationalement ! La maison Antoine Courtois (trompettes, cornets à pistons, cors, bugles, euphoniums, saxhorns…) créée en 1803 remporte la Médaille d’Or de l’Exposition Universelle de 1878, et collectionnera ensuite les récompenses en 1895. 

Comment identifiez-vous et choisissez-vous les répertoires rares de cette collection ? Comment prévoyez-vous de développer cette collection ? 

Cette collection a pour but de fixer le meilleur du répertoire d’une époque, glorieuse comme nous l’avons évoqué mais aussi enthousiaste. La plupart de ce répertoire a été composé avant la 1ere Guerre mondiale. En terme d’âme et d’esprit, c’est important de le souligner. La tradition romantique française et allemande se retrouve encore chez de nombreux compositeurs comme Saint-Saëns. J’ai demandé à tous les immenses artistes invités à développer cette collection, de rechercher des œuvres originales pour leurs instruments, représentatives de la modernité de celles-ci. Si l’on connait bien les Debussy, Saint-Saëns, Ravel… une partie d’entre elles ont été composées par les solistes virtuoses de l’époque, ce qui justifie que certains noms ne soient pas connus du grand public, car ces instrumentistes compositeurs n’avaient pas vocation à écrire des symphonies ou des opéras, mais plutôt des pièces de genre et de concours, destinés à eux-mêmes pour présenter leurs instruments. La qualité de ces œuvres n’a souvent rien à envier aux compositeurs plus connus. Pour preuve, au 20e siècle, le Conservatoire de Paris commandera des sonates et pièces de concours à des géants tels Dutilleux, Messiaen, Jolivet… 

Cette collection a vocation de mettre progressivement en lumière l’ensemble des instruments à vent, ayant connu leur phase de modernisme dans le Paris de 1900. Sans oublier le saxophone qui est né juste après le traité d’instrumentation de Berlioz, qui fixa la composition des orchestres symphoniques, sans le sax. Il se développera donc au sein des orchestres d’harmonies et évidemment à travers le jazz, véritable invention musicale du 20e siècle.

Le répertoire pour vents et pour cuivres est l’ADN du label IndéSENS. C’est une passion relativement peu fréquente chez les acteurs du marché du disque. D'où vous vient cet attrait pour les vents ? 

Aucun label n’a jamais consacré une part aussi importante de son catalogue aux cuivres et aux bois, par méconnaissance souvent, cause de l’idée préconçue selon laquelle il n’y aurait pas de répertoire pour les vents, en dehors de l’orchestre. Rappelons que ces instruments sont jeunes dans leur technologie moderne, un peu plus de 120 ans, même si, comme nous l’avons évoqué, les plus grands compositeurs depuis lors ont enrichis leur littérature, partout en Occident : Stravinsky, Debussy, Ravel, Hindemith, Saint-Saëns, Poulenc, Bernstein, Dutilleux, Martinu, Copland, Henze, Zimmermann, Jolivet, Escaich, Beffa, Bacri…

Je suis issu d’une famille de musiciens professionnels. Mon père Yves d’Hau a occupé le poste de basson solo à l’Orchestre de Liège, puis à l’Orchestre de Paris où il jouait aussi le contrebasson. Il était fréquent que je m’asseye sur la chaise d’orchestre a côté de mon père pendant les répétitions lors de la venue de chefs et solistes tels Kubelik, Giulini, Barenboïm, Bernstein, Stern, Perlman, Richter… J’ai étudié la trompette au Conservatoire de Rueil-Malmaison (CRR), et continue d’en jouer dans diverses formations à la manière d’un amateur assidu et passionné. J’ai eu la chance de rencontrer fréquemment Maurice André, grâce à Eric Aubier dont la rencontre a donné un sens à ma vie professionnelle, de même que Wynton Marsalis dès 1992, dont j’étais proche lors de mes études à New York et par la suite. J’ai également modestement contribué au développement du répertoire en suscitant des créations auprès des compositeurs français contemporains qui collaborent avec indéSENS depuis plus de quinze ans. Je connais donc la richesse des vents, et j’ai accès aux tout meilleurs instrumentistes. Nous formons une grande famille. Un lien invisible et solide nous relie tous. Je ne peux pas l’expliquer, mais j’ai l’impression de prendre ma place dans le continuum de la construction de cet édifice commencé au 19e siècle, par mon travail de fixation du répertoire. Je suis très attaché à cette idée de « préservation » patrimoniale de ce désormais riche répertoire, et de permettre ainsi sa transmission. Les concerts sont des instants éphémères, mais les enregistrements sont des photographies indélébiles, gravées à jamais. 

Avec mes amis de l’Orchestre de Paris, et de l’Opéra, tous les professeurs des CNSMDP et des grands conservatoires européens, nous menons cette entreprise de conservation, dont je n’aperçois pas réellement de fin d’ouvrage.

Rappelons que la pratique d’un instrument à vent développe nos aptitudes au contrôle de l’air, de la vibration. Nous sommes les voisins des chanteurs, avec les contraintes physiques et techniques de l’instrument en plus. La respiration c’est la vie !

Parfois la musique française et ses raretés ont un meilleur accueil à l’étranger qu’à l'intérieur des frontières françaises. Est-ce que vous remarquez cet attrait international pour le patrimoine musical hexagonal ? 

Nul n’est prophète en son pays ! Je vous remercie de mettre l’accent sur cet aspect. Je voyage chaque année en Asie (hors pandémie) et je vous assure que notre « école française des vents » est adulée par les Japonais, Coréens, Hong Kongais, Taïwanais. Même phénomène en Amérique du Sud où nos instrumentistes développent de vrais réseaux de concerts et master-classes. Certains Français animent des académies musicales au Japon ou en Corée du Sud et s’y rendent 4 ou 5 fois par an. Ils se produisent sur les grandes scènes japonaises comme Suntory Hall (Tokyo). Je ne me souviens pas qu’un soliste à vent français ai été invité à se produire dans la grande salle de la Philharmonie à Paris. La culture et la pratique des instruments à vents par les asiatiques -japonais notamment- est colossale. Dans le sillage de la formation Tokyo Koseï, un des meilleurs orchestres d’harmonie professionnel au monde, l’association All Japan Band organise un concours annuel qui rassemble 14.000 orchestres d’harmonie, mettant en compétition 800.000 musiciens ! Il existe des magazines mensuels ou bi-mensuels à fort tirage papier (environ 40.000) exclusivement dédiés à la flute, au saxophone, aux cuivres… Chacune de ces publications à un tirage supérieur à nos magazines vieillissants.

Je déplore un snobisme français consistant à ne s’intéresser qu’au piano, au violon, aux soprano et ténors, un peu au violoncelle et aux fameux quatuors à cordes. Ils tournent en circuit fermé sur une quinzaine de solistes, et cela peut durer des décennies. Les Victoires de la musique est le symbole de ces petits arrangements entre amis. Ce n’est pas étonnant de voir nos plus grands talents devoir s’exporter pour briller, enfin, dans des contrées éloignées. 

Dans les années 60, 70 et 80, Jean-Pierre Rampal, Maurice André, Maurice Bourgue et son Octuor à vents avaient réussi à s’imposer sur les scènes nationales, mais après eux cela s’est refermé même si la génération suivante (Eric Aubier, Paul Meyer, Michel Becquet, Jacques Mauger, François Leleux…) a réussi à quitter leurs orchestres. Pour ce faire, ils ont dû réinventer leur métier en diversifiant leurs activités, souvent vers la direction d’orchestre ou d’ensemble, et par le tissage de réseaux internationaux d’enseignement. Maurice André donnait 200 concerts par an sous la baguette de Karajan, Muti, Böhm, Münchinger, Cobos, Bernstein…, cela n’a plus jamais existé après lui pour un instrumentiste à vent. Emmanuel Pahud avait, temporairement seulement, quitté son poste de super soliste à Berlin pour développer sa carrière soliste.

En 2011, vous avez racheté le catalogue Calliope, label français majeur qui célèbre ses 50 ans. Comment valorisez-vous le patrimoine de ce label ? 

Calliope est un label patrimonial créé il y a 50 ans par Jacques Le Calvé, ingénieur et passionné de piano et d’orgue. La marque qu’il a fondée a lancé quelques-uns des grands musiciens qui ont ensuite mené une immense carrière, dont Augustin Dumay, Mikhaïl Rudy, André Navarra, Jacques Rouvier, Théodore Paraskivesco, Jérôme Pernoo... J’ai racheté, à titre personnel, une grande partie de son catalogue, et dans un second temps, j’ai repris l’ensemble des productions précédemment cédées à Saphir, peu avant la disparition de Pierre Dyens. D’autres albums sont partis sous un label étranger me semble-t-il. Le plus important est certainement que Jacques le Calvé m’a en quelque sorte adoubé. Mon père avait enregistré pour Calliope en 1977, cela crée forcément des liens. Par ailleurs, je continue de l’impliquer dans nos productions et nos textes de présentations. Jacques occupe un rôle actif de conseiller artistique, il fut visionnaire en son temps et le virage numérique l’a contraint à arrêter son activité. Je pense pouvoir affirmer qu’il est content que je poursuive, avec mes équipes, l’esprit de Calliope. Nous sommes revenus au logo des origines, nous procédons à quelques rééditions re-masterisées et nous segmentons nos publications entre indéSENS et Calliope. Le premier est essentiellement dédié à la musique française, et 20e, 21e siècle, alors que le second accueille le répertoire international, s’étendant du baroque au début du 20e siècle.

Avec IndéSENS ! et Calliope votre catalogue compte des dizaines de titres. Vous restez également un label indépendant alors que l’on a vu, au fil des dernières années, certains de vos confrères se rapprocher de groupes. Quels sont les défis et les enjeux actuels d’un label indépendant bicéphale ? 

Nous parlons désormais de centaines d’albums, avec un total approchant les 300 références, et nous publions deux nouveautés chaque mois. Je laisse à mes confrères la liberté de choisir s’ils doivent être financièrement absorbés pour continuer de se développer. Certains d’entre eux ont rapidement été contraints à quitter le navire qu’ils avaient eux-mêmes construits. Je pense qu’il est moins difficile de monter un label généraliste que de développer un catalogue spécialisé, être un pionnier et aller évangéliser les médias et les distributeurs partout dans le monde. Nous ne sommes pas un label bicéphale car il n’y a qu’une seule tête. Il s’agit d’une structure de production avec deux marques distinctes. Le directeur des opérations, Maël Perrigault, et la directrice artistique, Pauline Penicaud, veillent à la juste segmentation des deux marques et à la préservation de leurs caractères singuliers. Nous vivons dans un monde de plus en plus spécifique, où les généralistes se trouvent vite noyés dans l’anonymat, à moins d’avoir des moyens financiers colossaux, comme les majors. Le rôle des indépendants, même assez importants dont nous faisons partie désormais, est de développer des niches de marché, de répertoire, et d’exceller dans leur spécialité, sous peine de sombrer. Avec nos deux marques et notre important catalogue, nous mutualisons les frais promotionnels et le développement commercial export. La société est presque rendue à maturité sur le marché local, mais nous progressons chaque mois à l’export. Nous venons d’être signés par le plus important distributeur anglo-saxon, qui nous avait approché suite à la diffusion d’un de nos meilleurs albums de musique française sur la chaîne BBC3 lors d’une tribune de disques que nous avions remportée. Un des plus importants journalistes japonais, Issey Kohata, m’a dit il y a quelques années que nous sommes considérés comme « la » référence en musique française par les Japonais. Venant du peuple le plus cultivé au monde, c’est un immense honneur que je partage avec tous les musiciens du label.

Le streaming remporte de plus en plus de succès et les écoutes, si elles sont de plus en plus importantes, ne génèrent que des revenus misérables. Le streaming est-il indispensable pour un label ? 

Le défi à venir consiste à réussir à monétiser le streaming de manière plus significative, car le physique disparait au fur et à mesure que les lecteurs CD disparaissent de notre écosystème (voiture notamment). Nous connaissons une inertie de la part des plateformes qui ont un système de référencement absolument pas adapté à la musique classique et une toute-puissance éditoriale. Elles réalisent à présent leurs propres playlists et ont été capitalisées par les majors à leur création. Elles changent les règles de référencement tous les trimestres et sont devenues en quelque sorte juges et parties, productrices et distributrices. Pour s’en rendre compte, il suffit d’aller sur les pages compositeurs de certains stores et vous remarquerez immédiatement la présence d’une grande majorité d’albums de majors, mais également de compilations de centaines de titres de ces dernières, ce qui nous est interdit. C’est une situation de concurrence déloyale inacceptable ! 

D’autre part, malgré un long débat sur le système de rémunération des plateformes et un plébiscite clair des artistes pour le système user centric, rien ne change. Cette modification des conditions de rémunération rapporterait selon le SNEP une augmentation de 24% à la musique classique (et plus généralement aux genres de niches). Les artistes et les différents professionnels de la musique sont les créateurs de la richesse de ces plateformes et ils doivent être rémunérés justement.

Le site de  IndéSENS : https://indesensdigital.fr

Le labe Calliope : https://calliope-records.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

(*) Rampal, André, Lancelot, Bourgue, Barboteu, Allard et plus près de nous les Cazalet, Aubier, Meyer, Becquet, Pahud, Lucas, Leleux, Berrod, Mauger et tant d’autres

 

 

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