Bernard Foccroulle, perspectives 

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Personnalité majeure de la vie musicale et intellectuelle de notre pays et de l'Europe, Bernard Foccroulle déborde de projets. Alors qu’il vient de faire paraître un album consacré à des œuvres contemporaines, il met une touche finale à une intégrale des partitions pour orgue de l’Espagnol Francisco Correa de Arauxo à paraître ce printemps et à un documentaire sur les orgues à travers l’Europe. Cet entretien est également l’occasion d’échanger sur la situation de la Culture en ces temps pandémiques et de la nécessité de faire revivre les droits culturels si malmenés en cette période. 

Vous venez de faire paraître un album centré sur des œuvres contemporaines de Pascal Dusapin, Jonathan Harvey, Toshio Hosokawa, Betsy Jolas, Thomas Lacôte et vous-même. Comment avez-vous envisagé ce parcours et ces partitions ?  

Cet album rassemble des œuvres que j’ai jouées -et parfois créées- ces trente dernières années. Très occupé par mes responsabilités dans le monde de l’opéra de 1992 à 2018, je n’ai pas pu les enregistrer plus tôt. Mon départ du Festival d’Aix m’a permis de retrouver davantage de temps pour composer et interpréter. Chacune de ces personnalités m’est très chère : j’ai rencontré Betsy Jolas dans les années 1970, et j’ai créé sa première pièce d’orgue au Festival de Royan en 1976. La rencontre avec Jonathan Harvey a eu lieu au début du Festival Ars Musica : c’était l’une des personnalités les plus chaleureuses et inspirantes que j’ai rencontrées ! Pascal Dusapin est devenu un ami proche depuis la création de son opéra  Medeamaterial  à la Monnaie en 1992, et j’ai assisté à pratiquement tous ses opéras depuis lors. J’ai également connu Toshio Hosokawa à travers le monde de l’opéra, et son œuvre porte la marque d’une rencontre fascinante entre Orient et Occident. Thomas Lacôte appartient à une plus jeune génération d’organistes-improvisateurs-compositeurs, et son monde sonore est à la fois singulier et séduisant. Ce parcours de trente ans est donc à la fois un parcours personnel, mais il offre, me semble-t-il, un beau panorama de la musique d’orgue contemporaine.

L’une de vos prochaines parutions sera consacrée au compositeur Francisco Correa de Arauxo. Pourquoi ce choix ? Quelle est la place de ce compositeur dans l’histoire de la composition pour orgue. 

Correa est l’un de mes compositeurs favoris depuis plus de quarante ans. Né en 1584 à Séville où il a vécu la majeure partie de sa vie, il occupe une place de premier rang parmi les organistes-compositeurs ibériques de l’époque baroque. Sa musique est flamboyante, émouvante, expressive, virtuose... Il nous a aussi laissé un traité, la Faculdad Organica, qui est l’un des plus riches de toute cette époque. J’ai beaucoup joué ses Tientos en concert, et j’ai réalisé deux CD il y a une trentaine d’années. Entre-temps, j’ai pu approfondir ma connaissance de la musique instrumentale de cette époque charnière entre Renaissance et Baroque, notamment aux côtés des cornettistes Jean Tubéry et Lambert Colson. Ces trois dernières années, j’ai revisité l’œuvre de Correa avec une émotion et un plaisir encore plus grands, reparcourant l’Espagne pour trouver les orgues historiques les plus proches de son temps. En fait, Correa jouait un orgue flamand à Séville, témoignage de l’excellence de la facture d’orgues de nos régions à cette époque.

Par ailleurs, s’agissant d’un coffret de 4 CD de musique d’orgue, j’ai souhaité éviter une éventuelle monotonie et j’ai associé Lambert Colson et les chanteurs et instrumentistes de l’ensemble InAlto. Cela nous a permis d’enregistrer des œuvres des compositeurs auxquels se réfère Correa dans sa préface : Josquin des Prés, Roland de Lassus, Thomas Crecquillon, Nicolas Gombert, etc. La présence de ces musiciens franco-flamands fait ressortir l’origine vocale de la musique d’orgue, et illustre parfaitement l’incroyable circulation européenne des œuvres et des styles à cette époque.

Votre discographie est impressionnante. Comment choisissez-vous les projets que vous souhaitez mener ?  

J’ai consacré la plus grande partie de mes enregistrements discographiques à J.S. Bach et aux compositeurs nord-allemands qui l’ont précédé. Cela doit représenter une bonne trentaine de CD. C’est un travail de longue haleine, entamé en 1982, et qui n’est pas encore terminé. Cette fréquentation assidue de ces grands maîtres m’a considérablement enrichi, m’a ouvert les yeux sur des aspects moins connus de leur œuvre et m’a fait prendre conscience de certaines caractéristiques peu connues de cette tradition spécifique. Cela m’a aussi permis de jouer quelques-uns des plus beaux instruments historiques conservés en Europe.

A côté de cette longue aventure baroque allemande, j’ai eu le plaisir de revenir vers des compositeurs qui me sont chers, tels que Frescobaldi ou Correa de Arauxo. Et également au répertoire contemporain qui a toujours constitué une part importante de mon travail d’organiste.

Avez-vous envie de réenregistrer certaines œuvres ? 

Pas vraiment. Il n’est pas impossible que je réenregistre l’une ou l’autre œuvre capitale, mais je préfère investir du temps dans des territoires nouveaux. Bien sûr, je ne joue plus tout à fait J.S. Bach comme il y a quarante ans, mais quand je retombe sur d’anciens enregistrements, je trouve qu’ils n’ont pas pris trop de rides !

Vous mettez également la touche finale à un film sur les orgues en Europe dont vous êtes co-auteur. Quelle est votre ambition à travers ce film ? Comment avez-vous sélectionné les orgues ? 

Mon projet consistait à présenter à un large public le monde de l’orgue, en montrant à quel point il renvoie à la diversité culturelle européenne. J’ai beaucoup travaillé sur les relations entre les orgues, les langues, les traditions culturelles savantes et populaires. L’orgue est associé à une image un peu désuète, mais lors de mes voyages en Europe, je n’ai cessé d’être fasciné par l’extrême beauté et diversité des orgues et de la musique qu’ils ont inspirée. J’ai sélectionné quelques-uns des plus beaux instruments historiques ou récents en France, Allemagne, Danemark, Italie et Espagne ; d’autre part, j’ai invité quelques-uns de mes collègues les plus remarquables à jouer la musique de leur pays, à la commenter (chacun dans sa langue !) et à indiquer le sens qu’ils et elles y trouvent. J’espère vivement que le public sera ému, surpris, séduit, conquis, qu’il s’agisse du « grand public » ou des mélomanes les plus avertis. Le projet initial consistait en trois films de 52’ ; en raison des contraintes financières, nous avons réduit le projet à un seul film de 90’. Mais il reste bien entendu de la matière pour d’autres films...

Vous êtes également très engagé dans la défense des droits culturels. Ces derniers sont actuellement complètement invisibilisés par la gestion de la pandémie. L’accès aux lieux de culture est soit largement conditionné, soit impossible car ces lieux sont fermés par les autorités. Comment réagissez-vous par rapport à cette situation de “privation” des droits culturels ?  Comment les faire revivre ? 

J’ai toujours été intéressé et préoccupé par la relation de la musique avec ses publics. A mes yeux, les spectateurs ne se situent pas à l’extérieur du processus artistique : ils sont appelés à y jouer un rôle essentiel, concert après concert, représentation après représentation. Bien entendu, notre société marchande évolue dans le sens opposé et privilégie les relations de consommation, passives, superficielles, peu créatives. 

Nous prenons conscience aujourd’hui de la responsabilité des acteurs culturels, responsabilité qui ne se réduit pas à la programmation et au remplissage des salles. Se posent diverses questions : qui fréquente nos lieux culturels, qui ne les fréquente pas ? Pourquoi ? Quelle place souhaitons-nous donner aux enfants, aux jeunes ? Comment se rapprocher des publics dits « éloignés » ? Quel dialogue mener avec elles et eux ? Quelle place les artistes pourraient-ils occuper dans la Cité ? 

Depuis 2007, la Charte de Fribourg propose une définition très large des droits culturels : si chaque acteur culturel, chaque artiste, chaque institution, s’engageait sur la voie des droits culturels, cela constituerait une véritable « révolution ». Car les « nouveaux publics », jeunes ou moins jeunes, sont souvent très spontanés, très créatifs, et nous avons besoin de nous ouvrir bien davantage sur la diversité sociale et culturelle de notre société.

La Culture en Belgique paye le prix fort de compromission politique soulevant une juste mobilisation du secteur et des citoyens. Mais depuis le début de cette pandémie, on a la fâcheuse impression que la Culture n’est qu’une variable d’ajustement des politiques. Pourtant, la Culture est également un secteur économique puissant et pour la Belgique, il est même un important vecteur de soft power. Comment agir pour faire prendre conscience aux élites politiques de l'importance de la Culture ? 

En Belgique, il n’y a jamais véritablement eu une réelle conscience partagée de l’importance des arts et de la culture, à l’inverse de ce qui se vit en Allemagne ou en France, par exemple. Nous avons certes des institutions culturelles subventionnées et une vie artistique foisonnante, mais on a l’impression que, sauf exceptions, les responsables politiques soutiennent la culture plus par habitude routinière que par conviction profonde. 

La manière dont a été traité le secteur culturel depuis le début de la pandémie illustre ce fossé, cette incompréhension. Or la culture devrait faire partie des priorités au même titre que l’école, par exemple. La santé et le bien-être d’une population sont inséparables de la vitalité des liens sociaux. On réduit trop souvent la culture à une activité facultative, privée, divertissante. On oublie ainsi la part absolument ESSENTIELLE de la culture dans le bien-être d’une population. Or en ces temps de pandémie, nous aurions plus besoin que jamais de partager des émotions artistiques, des moments de communion devant les œuvres d’art. Nous aurions plus besoin que jamais du regard des créateurs et du sens qu’ils donnent à notre vie et à ce monde. Malheureusement, les messages adressés et répétés par le monde politique sur le caractère « non essentiel » de la culture sont à la fois révélateurs et catastrophiques. Fermer les lieux culturels et laisser ouverts les marchés de noël et les lieux de consommation en dit long…

Le monde culturel aura également à se questionner sur ses propres responsabilités. A-t-il réussi à faire suffisamment entendre sa voix au long de ces deux années ? Ne devrait-il pas s’engager plus fermement dans la perspective des droits culturels, manifester ainsi plus concrètement sa raison d’être la plus profonde, quitte à remettre en question bien des habitudes ?

Quel message pourriez-vous adresser à un jeune musicien ou une jeune musicienne pris(e) de doutes sur ses choix professionnels en ces temps pandémiques ?  

Je dirais en premier lieu de ne pas céder au découragement -bien que les raisons de se décourager soient nombreuses ! L’art participe aujourd’hui d’une forme de résistance fondamentale face à la déshumanisation qui touche notre société. Notre monde aura besoin plus que jamais de ses artistes, de ses poètes, musiciens, plasticiens, écrivains, danseurs, cinéastes, acteurs et actrices, pour résister et continuer à partager avec nos contemporains, au-delà de la quête du beau et du sens, la conscience de notre condition d’êtres humains.

Le site de Bernard Foccroulle : www.bernardfoccroulle.com

  • A écouter :

Pascal Dusapin (1955-), Bernard Foccroulle (1953-), Jonathan Harvey (1939-2012), Toshio Hosokawa(1955-), Betsy Jolas(1926-), Thomas Lacôte(1982-) : 30 Years of New Organ Works (1991-2021). Bernard Foccroulle. 80’14 – 2021 – Livret en : anglais et français. Fuga Libera. FUG 789.

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

 

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