Bonheur et perplexité avec Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas

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Sentiments contrastés à la fin de la représentation d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul  Dukas à l’Opéra de Nancy-Lorraine : un réel bonheur pour ce que l’on a entendu, une réelle perplexité pour ce que l’on a vu.

Ariane et Barbe-Bleue, créé à l’Opéra-Comique à Paris en mai 1907, est le seul opéra de Paul Dukas. Le livret en est de Maurice Maeterlinck. Voilà qui justifie le rapprochement que l’on fait souvent avec le Pelléas et Mélisande du même auteur, devenu opéra, et de quelle merveilleuse façon, grâce à Claude Debussy, cinq ans auparavant en 1902.

L’œuvre est très belle dans sa partition. Les séquences orchestrales sont amples et plongent l’auditeur dans les climats étranges et fascinants d’un conte de fée revisité. Cette partition d’orchestre n’est pas simplement un accompagnement, elle est partenaire à part égale des chanteurs. Jean-Marie Zeitouni et l’Orchestre de l’Opéra National de Lorraine lui ont donné une exacte présence. 

Quelle magnifique partition aussi pour Ariane, presque toujours sur le plateau. Il y a une forme d’évidence dans ce chant, qui correspond à la certitude tranquille opiniâtre du personnage. Quel splendide rôle vocal. Catherine Hunold l’a magnifié. A ses côtés, Anaïk Morel est une nourrice en écho dégradé en quelque sorte, et je ne parle pas de son chant qui est de qualité constante, mais de son rôle de témoin. Héloïse Mas, que l’on distingue (Sélysette), Clara Guillon (Ygraine), Samantha Louis-Jean (Mélisande), Tamara Bounazou (Bellangère) et la comédienne Nine d’Urso (Alladine) incarnent les cinq victimes précédentes d’un Barbe-Bleue (Vincent Le Texier) qui est l’axe quasi invisible et muet de toute cette histoire.

Bonheur donc pour ce que l’on entend. Mais il y a ce que l’on voit. Et là, je serai beaucoup plus réservé pour le travail de Mikaël Serre, le metteur en scène. 

Le livret de Maeterlinck est d’importance dans sa façon de traiter le conte. Ecoutez les presque premiers mots d’Ariane : « Il faut désobéir : c’est le premier devoir quand l’ordre est menaçant et ne s’explique pas ». Explorant les profondeurs du château, elle ne se laisse pas séduire par les chambres aux pierres précieuses. Elle veut libérer ses sœurs. Elle va les libérer. Mais il y a surtout ceci : Barbe-Bleue neutralisé, ses victimes le libèrent et se remettent, en quelque sorte, à son service. Voilà n’est-ce pas qui est incroyablement révélateur de notre incapacité à assumer la liberté. Un constat qui n’a pas besoin d’être actualisé.

Et pourtant, Mikaël Serre en a rajouté. Dans les apparences, dans les moyens scéniques, dans un paratexte. Jusqu’à saturation ! Il a manifestement eu peur de manquer une case du « cahier des charges de la bonne conscience ordinaire ». Les filles devenues esclaves, emperruquées, têtes recouvertes d’un bas, ont toutes les apparences de femmes-objets. Quand elles se révoltent, elles nous apparaissent en passionarias de toutes les époques (« la Liberté conduisant le peuple », Rosa Luxembourg ou encore Greta Thunberg), elles écrivent des slogans sur les murs ou sur leurs vêtements. Pour nous montrer tout cela, le metteur en scène déploie moult procédés techniques, notamment celui de « l’incrustation » (on filme les personnages devant un fond vert, on mélange avec d’autres images, et le résultat complet apparaît sur un écran). Il abuse aussi de la vidéo avec des vues aériennes ou latérales de Barbe-Bleue en voiture au milieu des forêts. Sans oublier des images fugaces répétées de quelques dictateurs bien connus et de quelques champignons atomiques. Ou encore celles de la révolte de paysans qui portent évidemment des masques et dont l’un s’est même affublé d’un chapeau à cornes d’envahisseur du Capitole. Une originalité banalisée… Mais le gros problème est évidemment le rapport au livret. Qui dit une soumission finale des jeunes femmes, suscitant cette réflexion à propos de la liberté que j’ai signalée plus haut. Alors que le texte parle de douceur, nous sommes les témoins de ce que la justice appelle des « violences aggravées » : Barbe-Bleue devient le prisonnier-esclave de celles qu’il avait rendues esclaves. Cercle vicieux donc. Loi du talion. On m’objectera peut-être que je n’ai pas saisi l’ironie de tout cela. 

N'empêche, quel bonheur musical !

Stéphane Gilbart

Opéra national de Nancy-Lorraine, le 1er février 2022

Crédits photographiques :  : Jean-Louis Fernandez

 

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