Boris Bloch parcourt Les Saisons pour piano de Tchaïkovski

par

Pyotr Ilyich TCHAÏKOVSKI (1840-1893) : Les Saisons op. 37 bis ; Romance op. 5 ; Natha-Valse op. 51 n° 4 ; Dumka op. 59 ; Momento lirico (Impromptu) op. posthume ; Valse sentimentale op. 51 n° 6 ; Dialogue op. 72 n° 8 ; Un poco di Chopin op. 72 n° 15 ; Wiegenlied op. 16 n° 1. Boris Bloch, piano. 2020. Livret en allemand, en anglais et en russe. 80.05. ARS 38 509.

Lors du centième anniversaire de la mort de Tchaïkovski le 6 novembre 1993, j’avais dirigé son grand opéra La Pucelle d’Orléans à l’Opéra d’Odessa, qui est l’une des premières maisons lyriques au monde à avoir accueilli le plus grand opéra de Tchaïkovski, La Dame de pique, en janvier 1893. Tchaïkovski était alors lui-même présent. Le présent disque est basé sur un concert que j’ai eu l’occasion de donner pour le 125e anniversaire de la disparition de Pyotr Ilyich Tchaïkovski, le 6 novembre 2018, dans la nouvelle salle du Folkwang University of Arts, explique Boris Bloch au début de la notice qu’il signe lui-même. C’est donc à Essen, deux jours après son retour de Saint-Pétersbourg et son passage dans la maison de la rue Malaya Marskaïa où le compositeur est décédé et par le cimetière Alexander Nevsky où il est enterré, que la prestation de Boris Bloch a été gravée. 

On prétend souvent que la musique pour piano seul de Tchaïkovski n’est pas la partie la plus réussie de sa production. Le spécialiste que fut Michel-Rostislav Hofmann (1915-1975) a écrit cette remarque lapidaire dans sa biographie du compositeur, qui se réclamait pourtant de l’influence de Chopin et de Schumann : Tchaïkovski ne jouait pas du piano, mais sur le piano, ignorant le secret des ressources propres, personnelles de l’instrument. (Paris, Seuil, « Solfèges » n° 11, 1972, p. 82). Jugement péremptoire et quelque peu à adoucir, car si des inégalités d’inspiration existent, comme on peut le constater dans la « Grande sonate » n° 2 op. 37 de 1878, cependant magnifiée par le génie de Sviatoslav Richter, ou dans de petites pièces de circonstance, on ne peut nier le charme de l’Album d’enfants op. 39, ni l’attrait poétique des Saisons op. 37 bis de 1875/76. Pour ces dernières, les interprètes ne s’y sont pas trompés. La discographie regorge de versions : chez les non-Russes, Jonas Vitaud (Mirare), Yuan Sheng (Piano Classics), Hideyo Harada (Audite), Lydia Artymiw (Chandos), Brigitte Engerer (Decca, superbe) ou Dominique Cornil, dans un étonnant CD avec la voix de François Mairet (Autrement dit) et quelques autres ont tenté l’aventure. Du côté des Russes, au-delà de Sviatoslav Richter (des extraits chez Zyx-Melodia), on trouve -et non des moindres- Victoria Postnikova (Erato) ou Nikolaï Luganski (Naïve), mais aussi Naum Starkmann (Transart Live) qui a été l’élève de Constantin Igoumnov (1873-1948). Celui-ci est considéré comme l’interprète historique majeur de Tchaïkovski ; ses Saisons sont parues sur un support APR qu’il est sans doute difficile de trouver aujourd’hui. 

Ce cycle de douze pièces, dont chacune représente les mois de l’année, est une commande de la revue Le Nouvelliste qui les publia dans ses éditions mensuelles tout au long de l’année 1876. Ces illustrations de l’almanach furent assorties à chaque fois d’un exergue poétique, mais sur la partition de Tchaïkovski, seuls janvier et mars sont assortis d’un texte, l’un de Pouchkine, l’autre de Maikov. C’est l’éditeur qui se chargea des autres (André Lischke, Tchaïkovski, Paris, Fayard, 1993, p. 965). Au fil des mois se succèdent le coin du feu, le carnaval, le chant de l’alouette, le perce-neige, les nuits blanches, une barcarolle, le chant du faucheur, les moissons, la chasse, le chant d’automne, la troïka et la Noël. Tchaïkovski passe ainsi en revue les côtés lyriques, les scènes populaires, la mélodie d’un oiseau, l’agitation, la chaleur, la sonorité des joies, les moments de mélancolie caractérisant chaque période de trente jours avec des alternances de rythmes, de séduction immédiate, de poésie harmonique ou d’élégance paisible. Avec ces petits tableaux du temps qui passe, Tchaïkovski corrige en quelque sorte le jugement de Hofmann, car il n’est pas avare de finesses contrapuntiques, de mélodies ornées ou d’accords en arpèges. 

Pour Boris Bloch, ce cycle d’une quarantaine de minutes est la fine révélation du lyrisme intime de Tchaïkovski, et il n’hésite pas à y voir des associations avec l’une ou l’autre scène de ses opéras ou de ses ballets (son habitude de la direction d’orchestre y contribue). Né à Odessa, en Ukraine, en 1951, Bloch étudie au Conservatoire de Moscou avec Tatiana Nikolaïeva et Dimitri Bashkiroff. Mais dès 1974, il quitte la Russie et s’établit aux Etats-Unis, avant de revenir s’établir en Allemagne une dizaine d’années plus tard et d’enseigner à Essen et à Düsseldorf. Boris Bloch remporte la Médaille d’or du Concours de Piano Arthur Rubinstein à Tel Aviv en 1977, et l’année suivante, il remporte le Premier Prix du Concours Busoni à Bolzano. Sa discographie montre un vaste répertoire de Scarlatti à Liszt, de Mozart à Schubert, de Bach à Beethoven, mais il s’est aussi consacré à Dvorak ou à Chopin. Sa version des Saisons est imaginative, variée et envahie de couleurs qu’il différencie au fil des mois avec subtilité. Il semble avoir bien compris qu’il ne s’agit pas d’une partition majeure du répertoire pianistique et s’attache à modeler ces « vignettes », leur conférant le caractère qui leur convient et en ciselant les contours délicats. 

Le programme est complété par huit autres pages pour le piano, dont certaines ont constitué pour le compositeur des morceaux « alimentaires », joliment tournés : romance, valse, instant lyrique ou sentimental. On trouve parmi elles la consistante Dumka op. 59 composée en février 1886, commande à Tchaïkovski de son éditeur français Félix Mackar qui lui demanda « une pièce dans le style russe ». Cette rêverie, dans la ligne d’un genre issu d’Ukraine, permet à Boris Bloch de se souvenir de son ascendance natale et d’en donner, sur son Bechstein, une traduction qui met en évidence les divers climats, rustiques ou épiques. Un beau disque consacré à une facette du compositeur du Lac des Cygnes moins portée aux nues, mais qui vaut largement le détour. 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix   

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