Magistrale Intégrale
Maurice RAVEL : L’Intégrale. Correspondance (1895-1937) écrits et entretiens. Édition établie, présentée et annotée par Manuel Cornejo.Le Passeur- éditeur, 2018, 1769 pages, 45,00 euros
En saluant l’importance biographique, historique et musicale de ce titanesque travail de recension qui puise aux abysses obscures de bibliothèques, salles des ventes et généalogies du monde entier, c’est d’abord le délicieux plaisir d’une rencontre pleine de vie, d’émotions, d’amusement et de tragédie qui s’offre ici au lecteur. On y suit pas à pas le compositeur fou de Jazz, de mode, amateur de Music-Hall et de mystification, fils aimant et aimé, ami fervent et fidèle qui trouve dans l’humour, le travail acharné, le courage physique et moral (pendant la guerre notamment) et dans un enthousiasme inébranlable pour la vie, le remède aux déceptions, au chagrin, à la neurasthénie (« cafard monstre » confie-t-il à ses proches). Au hasard des pages, on surprend par exemple Ravel à Saint-Jean-de-Luz, âgé de 37 ans, membre fondateur du... « Limace Club » composé d’amis proches, Cocteau compris, et dont l’activité consiste à ne pas décoller des chaises longues sur la plage, faire partir des feux d’artifices, lancer des montgolfières, faire scandale au Golf-Hôtel avec des tenues excentriques ! L’humour, l’acuité du trait et le naturel jaillissent à chaque page, donnant une impression à la fois de modernité et de proximité avec notre époque.
Par rapport aux recueils existants (épuisés depuis longtemps), le présent ouvrage s’enrichit de nombreuses et nouvelles facettes qui contribuent à réviser certaines perceptions : la générosité du compositeur envers ses jeunes confrères, sa fidélité en amitié (par exemple la place de Nicolas Obouhow), son attention aux enfants, sa sociabilité (jusqu’alors sous-estimée) qu’atteste notamment son carnet d’adresse étudié en profondeur par Manuel Cornejo. Le spectre des interlocuteurs de Ravel apparaît considérablement étoffé tandis que la place d’autres se voit réévaluée. De nouvelles correspondances donnent des renseignements précieux : ainsi des conseils prodigués à la jeune Joséphine Broglia. Le choix des lettres court-circuite parfois la chronologie avec bonheur, mettant en relation des contemporains de Ravel et les appréciations élogieuses ou « vachardes » qu’ils échangent à son sujet, contribuant à éclaircir telle ou telle situation (l’élaboration de Daphnis ou celle de L’Enfant et les Sortilèges entre autres) au prix d’une certaine subjectivité. Quelques éléments auraient mérité d’être relativisés (les informations données par Manuel Rosenthal à propos de périodes ou de faits dont il n’a pas été le témoin direct par exemple). D’autres se révèlent comme des trésors (l’admiratrice hollandaise) à l’instar d’un appareil critique et de notes aussi copieuses qu’approfondies.
Sans surprise par rapport aux précédentes publications (René Chalupt, Roland-Manuel, Arbie Orenstein ou les biographies de Marcel Marnat, Roger Nichols parmi beaucoup d’autres), on constate à nouveau que la vivacité des correspondances de la main de Ravel contraste avec ses rares écrits officiels ou, encore plus rares, théoriques (La Conférence de Houston). Ce n’est pas étonnant puisque son premier biographe, Roland-Manuel, avait expliqué que Ravel n’aimait pas écrire si bien qu’il lui prêtera souvent sa plume tandis que nombre d’entretiens journalistiques traduiront plus volontiers le style de l’interviewer que la pensée du maître.
Minime réserve relative au titre par rapport à la conception habituelle d’une « Intégrale » en musique : elle n’est pas ici « intégrale » stricto sensu, et c’est bien normal, certaines lettres faisant double emploi ou ne présentant que peu d’intérêt. En outre, quelques rares missives publiées par René Chalupt, Roland-Manuel ou Arbie Orenstein n’y figurent pas (faute d’autorisation?). Et puis, la « quête » n’est pas terminée et le nombre de lettres conservées, inconnu. En revanche, que de précisions, de rectifications précieuses ! On y ajoutera l’origine du mystérieux « Zerolo » réclamé à cor et à cris par Ravel-soldat à son frère : il s’agit du « Manuel pratique d’automobiliste : voitures à essence, motocyclettes, voitures à vapeur, canots automobiles, pannes et leurs remèdes... » de Miguel Zerolo, Ingénieur civil des Mines, 1905 à Paris (Garnier).
Outre la joie renouvelée d’une rencontre littéraire et humaine, la rigueur des annotations, les annexes, la chronologie détaillée, les choix éditoriaux et typographiques rendent cette « Intégrale » absolument indispensable à tout musicien, mélomane ou simplement curieux. Mieux encore : son format agréable procure une manipulation plaisante. Un seul regret : que le nom de Manuel Cornejo qui a établi, présentée et annotée cette édition avec une telle maestria ne figure pas sur la couverture à proximité de celui de son cher Ravel.
Bénédicte Palaux Simonnet
NB : Monsieur Manuel Cornejo nous prie de bien vouloir préciser qu'aucune des correspondances de Maurice Ravel publiée par ses prédécesseurs ne manque à l'appel.