Carlo Maria Giulini, le Magnifique

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JOKERC'est le 9 mai 1914 que naissait, dans le Trentin-Haut Adige, Carlo Maria Giulini. On aurait donc fêté cette année son centenaire si la mort ne l'avait fauché le 14 juin 2005, laissant un vide immense dans le paysage musical.

Car Giulini n'avait pas son pareil : grand, beau, élégance de style, élévation spirituelle, une noblesse naturelle qu'il mettait tout entière au service de la musique qu'il commença à fréquenter sous l'égide des plus grands. Altiste dans l'orchestre de l'Académie Sainte-Cécile, il y a joué sous la direction de Stravinsky, Wilhelm Furtwängler, Pierre Monteux, Erich Kleiber, Victor de Sabata, Otto Klemperer, Willem Mengelberg, Bruno Walter dont il admirait le respect des musiciens, l'humanité et la connaissance intense et intime de la musique qu'il tenait à partager. A l'écoute de Giulini, on est frappé par son intelligence musicale et le sens intimement éprouvé de la nuance, du chant, du rubato, d'une agogique précise au sein de tempi étirés, alliés à la rigueur portée à la structure de l'oeuvre ; le feu italien mêlé au sérieux allemand qui donnent aux chefs-d'oeuvre un éclairage toujours nouveau.
Son tempérament ne le conduisait pas à « faire carrière ». Tout simplement, il était remarqué, demandé et redemandé. Dans son ouvrage paru aux Editions Bleu Nuit (2006), « Je ne suis pas un chef d'orchestre », Jean-Yves Bras distingue quatre périodes dans le parcours du chef italien. Une première période qu'il nomme « période italienne » (1940-1955) à la Radio de Turin, de Rome puis de Milan avant d'être remarqué par Toscanini et de Sabata et de rejoindre La Scala dont il devint le chef attitré de 1953 à 1956. De cette période, on se souvient tout particulièrement de la mythique Traviata avec Maria Callas dans la mise en scène de Visconti. Pour combler son exigence de traduire le sens profond de la musique, Giulini faisait de chaque opéra qu'il dirigeait -essentiellement Verdi et l'opéra italien- une oeuvre totale ; une exigence qu'il ne pourra plus assouvir lorsque le genre se tourna vers le « star system », engendrant le manque de préparation. En 1968, il renonce à l'opéra pour se tourner vers le symphonique où il avait déjà cotoyé le répertoire baroque sans toutefois céder aux sirènes du mouvement de l'authenticité historique qui se faisait jour.
Jean-Yves Bras intitule la deuxième période « âge d'or de la période anglaise » (1955-1982). Quand Walter Legge, directeur artistique chez Columbia Record, l'invite à diriger le Philharmonia de Londres qu'il avait fondé dix ans plus tôt -en 1945, il savait qu'il n'aurait pas à faire à un manchot ; Otto Klemperer venait d'en être nommé chef permanent à vie, succédant à Herbert von Karajan. La complicité de Giulini et de l'orchestre traversa les crises du Philharmonia devenu New Philharmonia pour reprendre, en 1977, son nom d'origine. C'est chez EMI que l'on retrouve la florissante discographie de l'époque.
La troisième période voit Giulini traverser l'Atlantique pour une « brillante période américaine », à Chicago d'abord (de 1969 à 1976), à Los Angeles ensuite (1978-1982), pour la Deutsche Grammophon cette fois. C'est en novembre 1955 que Giulini dirigea pour la première fois le Chicago Symphony Orchestra à l'invitation de Fritz Reiner ; la presse parla alors d'une « flamme prométhéenne ». Le courant passait magnifiquement entre l'orchestre et le Maestro ; Giulini y revint souvent avant devenir principal chef invité de l'orchestre -dont Georg Solti était le directeur musical (1969-1991)- de 1969 à 1972, année où il renonça au titre, tout en gardant ses prérogatives jusqu'en 1978, lorsqu'il répondit à l'appel de Los Angeles. Il l'aimait pourtant son orchestre de Chicago qu'il fréquenta durant vingt-trois ans et dont il dira : « Quel merveilleux orchestre ! Je préfère ne pas dire que je les dirigeais mais, plutôt, que je faisais de la musique avec ces merveilleux musiciens en tant qu'êtres humains. C'étaient une amitié et un amour profonds, quelque chose qui fait partie de mon corps, de mon âme et de mon sang ». Comme ce souvenir de Bruno Walter gravé au plus profond de lui. C'est quand même à Los Angeles que Giulini revint pour une fois à l'opéra -après l'avoir abandonné pendant quatorze ans- pour un éblouissant Falstaff en 1982, encore disponible chez DG. De 1973 à 1976, son activité américaine se partageait avec la direction de l'Orchestre Symphonique de Vienne.
Jean-Yves Bras intitule la quatrième et dernière période de la carrière de Giulini « Période européenne » où il dirige les plus grandes phalanges tels le Concertgebouw d'Amsterdam, l'Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise, l'Orchestre de La Scala, les orchestres viennois, le Philharmonique de Berlin,... pour DG d'abord, Sony ensuite où il suit, au début des années '90, Günther Breest, son directeur artistique.
Au total, quelque trois cents enregistrements chez EMI, DG, Sony, Decca, RCA, Tahra, Profil Hänssler, ICA,... que l'année anniversaire du Maestro n'a pas tardé à réanimer en quantité et qualité.

Les trois coffrets proposés par Warner reprennent la quasi totalité des enregistrements réalisés à Londres avec son cher Philharmonia Orchestra et le New Philharmonia, le London Symphony et le London Philharmonic Orchestra. Ils nous font vivre l'éclectisme du répertoire giulinien : les Haydn et Boccherini de ses débuts, l'Inachevée de Schubert, Debussy, Ravel, de Falla, Stravinsky, Britten, les Russes Tchaikovsky et Moussorgsky -Walter Legge n'hésitait pas à « oser » des répertoires- aux côtés des compositeurs de prédilection du Maestro : Beethoven, Brahms (les 4 Symphonies), Schumann, Franck, Dvorak, augmentés d'un CD documentaire (17 CD au total). Un second coffret de 4 CD reprend les « années Chicago », dans un répertoire plus ciblé mais d'une magnificence incroyable : une 7e de Beethoven à couper le souffle, une 1ère de Mahler d'une virtuosité patente éclairée par une exceptionnelle beauté des cuivres, un Stravinsky (Oiseau de feu et Petrouchka) de lumière et de fougue, une incursion dans le répertoire romantique français avec des extraits du Roméo et Juliette de Berlioz, la légendaire 4e Symphonie de Brahms et une 9e de Bruckner dont le nom s'associe indéfectiblement au chef italien. Le troisième coffret se décline en 9 CD du Giulini complice des plus beaux solistes de son temps : après un version inattendue des Quatre Saisons de Vivaldi, on y trouve des perles rares comme les concertos de Brahms et de Beethoven avec Itzhak Perlman, les deux concertos pour piano de Brahms avec Claudio Arrau dont le 1er, confronté avec Alexis Weissenberg au piano, dévoile la tendre complicité installée avec le pianiste chilien ainsi qu'avec Mstislav Rostropovitch dans les concertos de Dvorak et de Saint-Saëns.
Un chef décidément unique par la pureté de son geste associée à l'ampleur du souffle qu'il insuffle à la musique qu'il touche.
Bernadette Beyne

- Carlo Maria Giulini : The London Years. Beethoven, Brahms, Britten, Debussy, Dvorak, Falla, Ravel, Rossini, Schumann, Tchaikovsky Warner Classics 9 93739 2
- Carlo Maria Giulini : The Chicago Years. Beethoven, Berlioz, Brahms, Bruckner, Mahler, Stravinsky. Warner Classics 4 31752 2
- Carlo Maria Giulini : The Concerto recordings. Brahms, Haydn, Mozart, Saint-Saëns, Schumann, Prokofiev, Vivaldi. Arrau, Milstein, Perlman, Rostropovitch, Starker, Weissenberg. Warner Classics 4 31761 2

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