Au Festival de Menton 2023
Pour son édition 2023, le Festival de Menton a dû s'adapter et se réinventer au vu des nombreuses contraintes dans ce contexte économique incertain. Il a été contraint de réduire la voilure à sept concerts sur le Parvis à 21h30 et six concerts au Palais de l'Europe à 18h. Cependant, il offre toujours une programmation variée, où tout le monde trouve son bonheur. L'objectif principal restant d'offrir des concerts hors pair avec les meilleurs artistes du moment qu’ils soient jeunes ou confirmés.
On commence cette évocation subjective par le concert de Nikolaï Lugansky. L’artiste consacre son récital à la musique pour piano de Rachmaninov. Il commence le récital par les Moments Musicaux de Rachmaninov, un hommage à Franz Schubert, l’auteur d'une série de Moments Musicaux. Le jeu de Lugansky est caractérisé par son toucher d'une grande délicatesse, il a un respect du clavier et, contrairement à d'autres pianistes virtuoses, il ne casse pas l'ivoire. Mélodies slaves, rythmes endiablés contemplations se confondent, évoquant des impressions, plutôt que des lieux ou des personnages. L'artiste connaît toutes les subtilités pour jouer en plein air et faire ressortir toutes les nuances de la partition. Il a choisi "son piano" qu'il savait qui répondrait le mieux à toutes les exigences.
Rachmaninov comparait sa Sonate n°2 de 1913 à celle de Chopin, dont il était un grand admirateur. Rachmaninov raccourcit, en 1931, sa partition en ôtant près de 120 mesures. Cette nouvelle version est plus aérée mais moins virtuose. Rachmaninov laisse les interprètes libres face aux deux versions. Lugansky joue "sa version" qui est un savant mélange des textes, c’est une une performance formidable.
C'est lors de son premier séjour en Amérique qu'il compose les Préludes op.32
Lugansky les joue tels que Rachmaninov l'aurait souhaité : à la fois doux et puissant, paisible et passionné. En bis une Romance de Tchaïkovsky dans un arrangement de Rachmaninov et un superbe Prélude. L'auditoire est subjugué.
Beatrice Berrut est l'invitée du premier récital de 18h au Palais de l'Europe. Cette pianiste suisse est acclamée dans les plus grands festivals et les salles de concerts les plus importantes. Beatrice Berrut est une musicienne sincère, intelligente et très créative, constamment à la recherche d'un nouveau répertoire. Eperdument amoureuse de la musique post-romantique, elle a transcrit et enregistré des pages marquantes de Gustav Mahler. Elle propose ici des mouvements de trois symphonies de Mahler : l’Adagietto de la Symphonie n°5, Le Tempo di Minuetto. Sehr mäßig de la Symphonie n°3 et l'Andante de la Symphonie n°6. Ces transcriptions sont étonnantes et le piano sonne comme un orchestre symphonique.
Elle joue ensuite plusieurs œuvres de la période mystique de Franz Liszt : La Notte et Le Triomphe Funèbre, deux odes funèbres. On est envahi par la noirceur et l'angoisse. Malgré son titre, la Csárdás macabre de Liszt est une œuvre ludique et maniaque, très virtuose. La coda est à la fois contrôlée et déséquilibrée. La performance de Beatrice Berrut est époustouflante. Les bis sont heureusement lumineux : une transcription du thème du dessin animé Merlin l'enchanteur qu'elle a composée pour son petit garçon, et une autre de groupe de Rock Muse.
Lucie Horsch joue de la flûte à bec, un instrument que l'on entend trop rarement en tant que soliste. La musicienne est très jeune et elle a déjà décroché tous les prix imaginables. Grâce à son répertoire très vaste qui va du baroque au jazz, elle a joué avec les meilleurs artistes dans leur domaine avec entre autres Tom Koopman, l'Orchestre du XVIIIè Siècle, l'Academy of Ancient Music, B'Rock mais également avec le Concertgebouworkest. Elle est ici accompagnée par un groupe de musiciens, l'Ensemble Fuse. Horsch séduit l'auditeur grâce à un son personnel qui va droit au cœur. Elle joue sur une dizaine d'instruments qu'elle choisit d'après le caractère de l'œuvre. Elle propose un voyage musical envoûtant autour du monde à partir de mélodies, de danses populaires et des morceaux de musique classique et de jazz. Les arrangements de la Toccata du Tombeau de Couperin de Ravel, de Syrinx de Debussy et des Danses Hongroises et des extraits des 44 duos de Bartók sont stupéfiants. Après l'entracte, on découvre une belle chanson traditionnelle serbe, un arrangement des Trois pièces pour clarinette et la fameuse Chanson russe de Stravinsky, les Danses roumaines de Bartók, le monde du tango argentin d'Astor Piazzolla, pour finir par des standards de jazz de Miles Davis, Tico Tico du compositeur brésilien de Abreu et des arrangements jazz de Charlie Parker.
L'Ensemble Fuse est composé de musiciens remarquables qui arrivent à interpréter les pièces de musique classique avec brio, tout comme la musique traditionnelle, ou leur spécialité qui est le jazz.
Aline Piboule avait fait une forte impression en 2021 au Printemps des Arts à Monte-Carlo. Son récital était extrêmement intéressant avec un choix d'œuvres pour piano de compositeurs français du début du XXe siècle
Aline Piboule présente les œuvres qu'elle va jouer avec des mots simples. Elle crée ainsi un contact direct avec le public, ce qui est fort apprécié. Mêlant les styles et les époques, les univers qui se croisent et s'enrichissent, elle invite à écouter différemment grâce à des miroirs. La Ballade de Fauré est une ode à la forêt, ses frondaisons et ses gazouillis aboutissent à une immense volière. Chopin est le compositeur favori du public. Le Nocturne n°2 est un chant continu d'une grande sérénité. La Ballade n°4 est la plus aboutie et la plus virtuose de Chopin. Toute la partition de la Barcarolle de Fauré est irisée de soleil, elle est l'antithèse de son Nocturne, composé la même année, qui évoque le pressentiment de la mort. La Ballade n°2 de Liszt est une œuvre grandiose. Tout au long de ce périple musical en forme de kaléidoscope, l'interprétation d'Aline Piboule est superbe en couleurs et en phrasé. En bis, l’artiste offre une page de Bach qui nous mène vers le Divin.
Le Contreténor polonais Jakub Josef Orlinski est la star actuelle du répertoire de chant des XVIIe et XVIIIe siècles. Il s'est imposé comme l'un des interprètes les plus dynamiques de la scène musicale internationale, triomphant sur scène, en concert ou dans les enregistrements. Le programme du concert au Festival de Menton est intitulé "Facce d'Amore" avec des œuvres de compositeurs oubliés, célèbres à leur époque. Les airs racontent une histoire, illustrant la figure masculine à l’ère baroque, le plaisir de l’amour réciproque, mais aussi la colère et même la folie. Couvrant une période de près de 100 ans, les arias sont de Boretti, Bononcini, Conti, Orlandini… , un programme inédit, taillé sur mesure pour lui permettre d’exceller dans un répertoire émouvant et théâtral. Il n'y a que le premier air qui est connu des férus de musique baroque, un extrait de l'opéra La Calisto, de Francesco Cavalli. Orlinski vient sur scène dans un costume moderne de couleur vert feuille. Un rappel de l'époque baroque où les "castrats", portaient des costumes excentriques avec une profusion de détails, dans l'outrance, qui allait jusqu’à la préciosité. Orlinski a une superbe voix chaude, un legato exceptionnel, une puissance dans les graves, une diction parfaite. Il est également un vrai comédien, il bouge, il danse, il fait revivre les personnages. Contrairement à son collègue et aîné, Philippe Jaroussky, il chante sur le Parvis sans amplification.
L'Ensemble Pomo d'Oro est un excellent orchestre baroque dont chaque musicien est un virtuose. Les artistes jouent sur des instruments anciens, ou copie d'anciens, les violons ont des cordes en boyau. L'Orchestre était déjà venu au Festival de Menton, mais cette fois-ci en plus petit nombre et sans chef d'orchestre. Il y a une véritable complicité entre Orlinski et les membres de l'orchestre, on se régale. Après de longs applaudissements enflammés, Orlinski revient avec un superbe air de Haendel.
La Basilique Saint-Michel devant laquelle est donnée le concert date de la même époque que les œuvres interprétées par Jakub Orlinski et l'Ensemble Pomo d'Oro. C'est un merveilleux voyage dans le temps.
Le légendaire Arcadi Volodos a annulé son récital au Festival mais Paul Emmanuel Thomas, le directeur de la manifestation a eu raison de convoquer Alexander Malofeev. Ce fut le moment le plus intense du festival.
Le récital commence par le Concerto pour orgue n°2 de J.S.Bach. C'est un extrait du recueil l'Estro Armonico de Vivaldi transposé pour orgue par Bach mais le pianiste et compositeur russe Samuel Feinberg l’a transcrit à son tour pour piano.
L'interprétation de Malofeev est impressionnante : un phrasé superbe, de l'énergie, une performance passionnante et le piano sonne comme un orgue. C'est un joyau qui donne des frissons !
On est ensuite subjugué par le Prélude et Nocturne pour la main gauche de Scriabine. On a l'impression que ce sont les deux mains qui se déplacent sur le clavier... Magique ! La Sonate n°2 en si bémol mineur de Chopin dégage une atmosphère lugubre, angoissante avec des fulgurances orchestrales. Dans les deux premiers mouvements, le jeune homme déchaîne tout ce qu'on peut imaginer de violence et de terreur de la mort. Malofeev met son génie technique au service des intentions du compositeur. Chaque note est maîtrisée, c'est un clavier qui dévore la musique. La Marche funèbre est un spectacle ahurissant telle des funérailles nationales. C'est hallucinant de précision et de puissance. La sonorité en plein air perd un peu de l'intimité, de celle qu'on a dans une église.
Mieczysław Weinberg fait son entrée au répertoire du festival avec sa Sonate. Cette œuvre commence de manière assez traditionnelle, quelque peu néoclassique, puis le compositeur remplit la partition avec de plus en plus de dissonances et de complexités structurelles. C'est plus profond qu'on ne le pense au premier abord. L’ouverture de Tannhauser de Wagner dans la transcription de Liszt termine le programme. Malofeev fait sonner le piano comme un orchestre complet : la musique, avec toutes ses voix différentes, sa puissance, sa richesse et ses subtilités, vient en premier et en dernier. C'est un triomphe et le public enthousiaste en redemande. Alexander revient avec trois bis : une page de Medtner, la Toccata percussive de Prokofiev et le merveilleux "Pas de deux" de Casse-Noisette de Tchaïkovski dans l'arrangement de Mikhaïl Pletnev.
Le concert de clôture du Festival de Menton se donne à guichets fermés avec Alexandre Kantorow en compagnie de l’Orchestre Sinfonia Varsovia sous la direction d’Aziz Shokhakimov. Les places sont resserrées car, sur le podium, un majestueux Yamaha de concert, à proximité des pupitres des musiciens de l'orchestre. Il y a une belle histoire d'amour entre Alexandre Kantorow et le Festival de Menton. Le jeune pianiste donna son premier récital à Menton en 2018 avant son triomphe au Concours Tchaïkovski à Moscou.
Le concert commence avec les Six Danses Populaires Roumaines de Béla Bartók. Au pupitre, Aziz Shokhakimov déborde d'énergie et ce sont des danses endiablées. Dans le concerto n°4 de Beethoven , Kantorow est en feu, en permanence en rouge vif en son coeur. Il arrive une milliseconde avant l'attente de l'oreille, l'intensité mariée à la tension. Pousser, prendre des risques, ne rien lisser, mais monter en flèche avec la partition et jouer les notes comme le compositeur de 36 ans les a écrites. Le public est survolté, l'applaudimètre au maximum.
Alexandre Kantorow donne en bis Litanei, un lied de Schubert transcrit pour piano par Liszt. Aziz Shokhakimov dirige la Symphonie n°7 de Beethoven, l'apothéose de la danse. L’interprétation du chef est flamboyante, puissante et romantique. Sa gestique est claire et l'orchestre suit son imagination. Après plusieurs rappels, ils bissent les Danses Roumaines de Béla Bartók.
Festival de Menton 2023
Carlo Schreiber
Crédits photographiques : Festival de Menton - Ville de Menton - Service communication
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