Cédric Tiberghien et les Variations de Beethoven, en interface avec le baroque et le modernisme américain
Variation[s], volume 2. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : 32 Variations en do mineur WoO 80 ; 24 Variations sur ‘Venni amore’ de Righini en ré majeur WoO 65 ; 5 Variations sur ‘Rule, Britannia !’ de Arne en ré majeur WoO79 ; 6 Variations WoO 77 en sol majeur ; 9 Variations sur une marche de Dressler en do mineur WoO 63 ; 14 Variations sur le ‘Menuet à la Viganò’ d’après un ballet de Haibel en do majeur WoO68 ; 7 Variations sur ‘God Save the King’ en do majeur WoO 78. Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) : 6 Variations sur ‘Mein junges Leben hat ein End’ en la mineur SwWW 324. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Aria varia alla maniera italiana en la mineur BWV 989 ; Chaconne de la Partita pour violon n° 2 BWV 1004, transcription pour la main gauche de Brahms. Morton Feldman (1926-1987) : Last Pieces. John Cage (1912-1992) : 7 Haiku ; In a Landscape. George Crumb (1929-2022) : Processional. Cédric Tiberghien, piano. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. 154 minutes. Un album de 2 CD Harmonia Mundi HMM 902435.36.
Le pianiste Cédric Tiberghien s’est lancé dans un projet d’une intégrale de l’ample répertoire des Variations de Beethoven, qui totalisent une vingtaine de cahiers, dont les plus célèbres sont sans doute les Eroica et les Diabelli.
Trois publications, de deux disques chacune, vont couvrir un corpus qui s’étend sur près de quarante ans, entre 1782 (première page pour le piano) et 1823. Un volume est paru en 2022 ; il contenait les Eroica (déjà gravées par Tiberghien pour Harmonia Mundi il y a une vingtaine d’années), et les opus 34 et 76, ainsi que quatre cycles sans numéro d’opus. Mais aussi, selon le vœu du pianiste, des pages « apparentées », que l’on pourrait considérer comme des interfaces, d’autres compositeurs, Mozart (Sonate n° 11), Schumann (Études sur un thème de Beethoven WoO 31 et Geistervariationen WoO 24) et Webern (Variations op. 27) en l’occurrence. Ces ajouts forment un hommage au genre choisi pour en souligner l’étendue et la richesse. Tiberghien y a démontré ses qualités d’expressivité, de couleurs sonores et de fraîche inventivité.
Pour le présent second volume, d’autres choix complémentaires émergent. Deux vastes cycles de variations beethoveniennes et des pages baroques garnissent le premier disque. D’une écoute aisée et plaisante, les 32 Variations en do mineur WoO 80 de 1806, composées à l’époque du Concerto pour violon et de la Symphonie n° 4, sont basées sur un thème de chaconne, « à la façon de Haendel » et fourmillent d’exercices en notes répétées et en traits rapides. Quant aux 24 Variations sur un thème de Vincenzo Righini WoO 65, qui datent du début de la décennie 1790, elles sont basées sur le thème de l’ariette Venni amore d’un compositeur d’opéras napolitains, nommé dans le titre, qui écrivit un Don Giovanni. Comme le précise la notice du musicologue Jean-Paul Montagnier, à partir d’un morceau insipide, Beethoven fait alterner des variations virtuoses, théâtrales, espiègles et d’autres d’une grande poésie, le tout se refermant par une conclusion épurée. Des pages baroques s’ajoutent à ces deux séries. Sweelinck vient s’insérer, avec 6 Variations, plutôt sérieuses, sur la pensée Ma jeune vie a une fin. Près de deux siècles avant Beethoven, des passages de ce court cycle préfigurent des détails techniques que le maître de Bonn utilisera (style toccata, notes alternées…). Bach est aussi présent pour parachever ce disque avec l’Aria variata alla maniera italiana BWV 989, sans doute à portée pédagogique familiale, et avec une séduisante Chaconne transcrite pour la main gauche par Brahms en 1881.
Le second disque ne manque pas d’originalité, en mélangeant Beethoven avec trois créateurs américains du XXe siècle. Le maître de Bonn divertit d’entrée avec les 5 Variations sur ‘Rule Britannia !’ d’après Thomas Arne (1803), où pointe un humour bien en phase avec ce thème populaire anglais. Même remarque pour les 7 Variations sur ‘God save the King’, de la même année, qui achèvent le programme ; ici, le thème solennel voué à la gloire royale est détaillé en contrastes rythmiques et pleins d’allant. On découvre encore la première œuvre pour piano écrite par Beethoven à l’âge de douze ans, les 9 Variations sur une Marche de Dressler, un compositeur qui fut aussi ténor et violoniste. Sous cette page d’enfance et d’apprentissage, percent déjà une habileté et une légèreté qui ne feront que s’affirmer au fil des ans. Trois ans plus tard, en 1795, les 12 Variations sur le ‘Menuet à la Viganò’ d’après un ballet de Jakob Haibel, qui fut acteur et chanteur sous la direction de Schikaneder, font état de fluidité galante et de virtuose vélocité. Quant aux dynamiques et expressives 6 Variations WoO 77 (1800), spécifiées « faciles », elles font partie de ce bagage didactique destiné à des amateurs, auquel tenait Beethoven. Elles n’en sont pas moins attrayantes et s’inspirent d’un moment du final de la Sonate n° 11. Dans ce vaste ensemble de pièces sans doute non prioritaires, mais dont le charme et la diversité enchantent, Tiberghien est très à l’aise pour colorier les arpèges, les sauts de mains, les harmonies, les triolets ou autres aspects stylistiques. Il donne la sensation réconfortante d’un investissement personnel qui lui permet de préserver pour le mélomane, tout au long du parcours, un intérêt permanent.
Cet intérêt est renforcé par l’originalité des « mises en regard », qui concernent ici Cage, Crumb et Feldman, disséminés parmi les variations beethoveniennes. Dans sa note introductive, Tiberghien pose une question qui pourrait amener bien des débats : le son serait-il lui-même une variation du silence ? Il donne la réponse : Cage explore les limites de l’un et de l’autre dans ses Haïku. Dans une répétition presque obsessionnelle et sans cesse variée, In a landscape semble être à la fois immobile et mouvant. Dans son approche presque aléatoire, Feldman semble suggérer que chaque nouveau son est une variation du précédent. Crumb modifiera sans cesse le même accord, pour construire son hypnotique Processional. L’injection de ces pièces dont certaines sont de fragiles miniatures poétiques (Cage, 7 Haïku, 1951/52), d’autres des esquisses slow and soft (Feldman, 1959), des plages captivantes (Crumb), 1983) ou entre deux mondes, extatique et méditatif (Cage, in a Landscape), est une initiative à saluer, d’autant plus que Tiberghien s’y révèle d’une concentration inspirée. Elles pérennisent en tout cas ce que dit Jean-Paul Montagnier : Si Beethoven conféra au genre « thème et variations » ses nouvelles lettres de noblesse, il n’hésita pas à parfois évacuer la thématique initiale pour n’en retenir que l’ossature abstraite, comme dans le cycle WoO 79. Ce faisant, il ouvre la voie aux compositeurs du XXe siècle. L’histoire musicale est une longue marche en avant…
Enregistré en janvier 2023, dans l’excellente acoustique du Théâtre Auditorium de Poitiers, sur un Steinway dont on apprécie la richesse sonore et la clarté des nuances, cet album de Tiberghien, conçu avec intelligence et singularité, est une belle réussite. On attend avec un vif intérêt le troisième volet de ce projet Variation[s].
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix