Où s’arrête le progrès ?

par

La récente incursion des tablettes tactiles dans le monde de la musique a été saluée comme une curiosité par certains, un progrès par d’autres. Au-delà des questions qu’il est légitime de se poser, notamment comment remplacer le bon vieux crayon (le stylet ?), comment préserver à l’orchestre pupitre par pupitre ses annotations personnelles (doigtés, pense-bêtes…), les avantages sautent aux yeux : finis les coups d’archets ou les corrections à recopier sur toutes les parties identiques, finies les tournes mal placées grâce à une pédale qui vous fait passer d’une page à l’autre, finis aussi les gribouillages que les bibliothécaires s’appliquaient à effacer. Et là je rejoins Du Bellay au rayon des Regrets : des générations de musiciens d’orchestre ont tagué leurs parties, au point de laisser des énigmes à leurs successeurs, comme certains palmiers sur les parties de trompettes de la suite de valses du Chevalier à la rose (cherchez ; pas facile à trouver ; bon, je vous aide : fredonnez « Tahiti » sur le thème principal…). Moins énigmatique le paquet de Camel collé sur une partie de violoncelle des Steppes de l’Asie Centrale. Logique, comment voyageait-t-on en Asie Centrale du temps de Borodine ? Certainement pas en TGV. On murmure même dans les milieux bien informés que pour utiliser ce matériel, il faudrait désormais ajouter la mention « Nuit gravement à la santé ». Jouer Borodine pourrait être assimilé à du tabagisme passif ?

Mais revenons à nos moutons. Le progrès en musique, certains considèrent qu’il date de l’IRCAM avec l’incursion de l’ordinateur dans la création. D’autres remontent aux ondes martenot. Certaines caricatures du XIXe siècle montrent Adolphe Sax avec ses terribles découvertes. En ce qui me concerne, je l’ai vraiment perçu lorsque les chefs d’orchestre ont pu disposer de baguettes en fibre de verre. Comme les sauteurs à la perche, nous avons troqué le bois, trop fragile, contre ce matériau révolutionnaire. Entre sa découverte, dans les années trente, et son exploitation en musique, il aura fallu attendre quarante ans. Quel changement ! Finies les baguettes cassées. Si ces petites tiges blanches de liège coiffées pouvaient parler, que de notes justes et moins justes remonteraient à la surface, que de moments d’émotion, que de tensions, que de plaisirs partagés.

Un peu plus tôt avait surgi le métronome de poche : cette sorte de montre à gousset avait chassé la pyramide « tic-tac » de Maelzel qui trônait sur le piano dans toutes les bonnes familles, et qui se déréglait régulièrement (mais on constate aujourd’hui un retour en force aujourd’hui, relooké et modernisé). Peut-être le métronome aurait-il même totalement disparu sans Ligeti qui a assuré sa postérité avec son Poème symphonique pour 100 métronomes ; ou sans les querelles de musicologues qui se disputent la vérité autour de celui de Beethoven (détraqué ou non ?). Depuis, l’électronique a pris le relais, et même internet puisqu’il est facile de trouver son tempo en ligne. 

Le diapason a connu la même évolution. Les fourches d’antan se font rares même si les chefs de chœur et les chanteurs leur vouent encore une certaine fidélité. Avouez néanmoins que ce n’est pas très pratique : 440 ? 415 ? il faut autant de diapasons que de la différents. Heureusement, nous avons été sauvés par le diapason électronique qui change de fréquence à la demande et qui vous dit si vous êtes trop haut ou trop bas. Génial — ou presque, car lorsque chacun s’accorde avec exactitude sur ce petit bijou, l’ensemble sonne merveilleusement faux. Oui, la justesse collective c’est l’art de savoir jouer un tout petit peu faux pour s’accorder avec son voisin. 

Le progrès marquerait-il le pas ? L’oreille humaine aurait-elle le dernier mot ?

Pas pour les pianos. Dans les immeubles, combien de voisins bénissent aujourd’hui la version électrique ou numérique. Réfugié sous son casque, l’apprenti pianiste peut torturer la Marche turque ou la Lettre à Elise en toute impunité. Son voisin de palier n’en saura rien et n’ira pas le dénoncer à la SPCM (Société protectrice des compositeurs de musique). Quant aux professionnels, ils n’ont plus besoin de faire insonoriser leur studio de travail. Dommage pour la gentille vieille dame qui habitait à l’étage inférieur lorsque je faisais mes études et qui se plaignait quand je passais davantage de temps à préparer mes examens de droit qu’à travailler mon piano. Trop gentille ou masochiste, je n’ai jamais su. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle aimait la musique ; et elle aurait été malheureuse aujourd’hui. Je suis sûr que ce genre de petite mamie existe encore.

À l’heure d’internet, les logiciels d’écriture musicale ont constitué une véritable révolution. Finis les manuscrits illisibles, la plupart des compositeurs écrivant maintenant au clavier et non plus au piano (vous me suivez ?). Un gain de temps considérable puisque vous tirez les parties séparées de la partition générale. Au moins, s’il y a des fautes, tout le monde a les mêmes. Eh oui, car malgré le progrès on n’a pas encore découvert le détecteur de fautes musicales. Un dièse égaré, une mesure mal placée. Si Word corrige l’orthographe et la grammaire, Sibelius ou Pizzicato ont leurs limites.

Quant à l’intelligence artificielle, elle a de quoi faire trembler les compositeurs car tout semble possible.

Musique et progrès sont-ils compatibles ? Naturellement. Sans Monsieur Sax et ses merveilleux mécanismes qui ont transfiguré les instruments à vent, sans les cordes métalliques des instruments à archet que dénigrent nos chers baroqueux, sans l’électronique qui permet de jouer de l’orgue dans toutes les salles de concert, sans l’enregistrement qui a été un facteur de progrès considérable, sans… la liste serait longue. Chaque époque a ses progrès, même s’ils sont appelés à être décriés quelques générations plus tard. 

J’oubliais les cordes vocales des chanteurs : peut-être gagneraient-elles à ne pas trop fréquenter un certain pseudo-progrès thérapeutique qui abrège les carrières. Souhaitons de ne jamais voir dans les coulisses d’opéra des contrôles dignes du Tour de France ou des Jeux Olympiques. 

Progrès, quand tu nous tiens !

Alain Pâris

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.