César Franck, les douze pièces : trois nouvelles parutions, sur de prestigieux Cavaillé-Coll (1/2)

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César Franck (1822-1890) : Six Pièces. Trois Pièces. Trois Chorals. Variations symphoniques en fa dièse mineur [trans. Jörg Abbing]. Symphonie en ré mineur [trans. Heinrich Walther]. Jean-Luc Thellin, orgue. Livret en français et anglais. Décembre 2021 & mai 2022. Coffret quatre CDs TT 60’30 + 64’59 + 50’21 + 65’42. BY Classique BY008

César Franck (1822-1890) : Six Pièces. Trois Pièces. Trois Chorals. Michel Bouvard, orgue. Livret en français et anglais. Février 2022. Coffret deux CDs TT 78’30 + 80’15. La Dolce Volta LDV 113.4

Précieuse moisson en cette année où l’on célèbre la mémoire de César Franck. Trois grands organistes nous livrent les « douze pièces » sur trois superbes Cavaillé-Coll. Trois visions bien différentes abondent une discographie déjà riche, complémentaires et à ce titre, selon leur mérite respectif, désirables pour s’initier à ces fondamentales partitions ou pour les revisiter. Dans le coffret de Jean-Luc Thellin, le premier disque présente les Trois Pièces de 1878, le second regroupe les Trois Chorals. Chacun de ces CDs est complété par une des Six Pièces, les quatre autres apparaissant sur le troisième, tout cela capté à l’église Saint-Maurice de Bécon située à Courbevoie. Un disque complémentaire offre des transcriptions abordées sur l’orgue Schyven de la Salle philharmonique de Liège : les Variations symphoniques pour piano et orchestre, et la non moins célèbre Symphonie en ré mineur. De laquelle existe un arrangement par Jan Valach, enregistré par lui-même (Koch Schwann en 1989) ou par Peter Van de Velde (Aeolus). La discographie inclut aussi Simon Johnson jouant sa propre réduction chez Hyperion, et celle d’Heinrich Walther qui en réalisa plusieurs enregistrements dont le plus récent en décembre 2005. C’est cette dernière transcription qui a ici été retenue.

Dans le susdit témoignage de Walther chez le label Organum, le cor anglais de l’Allegretto était restitué par un savant dosage au Schwellwerk (Hautbois, Gambe, Eolienne, Nazard, Flûte octaviante) qui résonnait avec magie dans le vaisseau de la basilique franconienne. Plus mate, l’acoustique de théâtre à l’italienne du boulevard Piercot façonne volumes et timbres sans trop laisser regretter le modèle orchestral d’origine. Dans le Finale plage 4, on observera comment les registrations et la fine industrie dynamique discernent la récurrence des thèmes séminaux. En modulant tant que de besoin les physionomies, ainsi le retour de la plainte, tantôt claironnante comme un stentor (3’01), tantôt traitée en grand chœur (8’25). 

Après un intéressant livret qui explicite histoire et structure des œuvres, la notice biographique mentionne combien l’interprète d’origine liégeoise voue une passion toute particulière à J.-S Bach (nos colonnes du 31 janvier 2021 récompensèrent par un Joker Absolu le volume 4 de son intégrale en cours) et « à celle de César Franck qu’il souhaite faire découvrir sous ses angles les plus secrets ». Sa lecture se distingue globalement par des tempos très retenus voire élongés (le Cantabile frôle les sept minutes !), un sentiment prononcé pour l’intériorité et la discrétion (le Final en si bémol majeur n’en sort pas grandi). Cet irénisme diffuse les éclairages les plus subtils, propice à une sage exhalaison des saveurs harmoniques, et à de délicats exercices de chants et contrechants. Dans l’interview qu'il a récemment confiée à notre magazine, Jean-Luc Thellin estimait que les exigences techniques sont « basées ici autour de la technique du legato, de la recherche du souffle dans la phrase et surtout de la technique de gestion et maîtrise de la boîte expressive ». Qu’on admire à ce titre l’art de la transition au début de la Fantaisie en la majeur, où le second thème semble naître d’une métamorphose ininterrompue. Les conflits sembleraient-ils tous transcendés ? Qu’on écoute les dégradés du Premier Choral, non moins animés d’une tangible passion à mesure que s’intensifie le discours. Ou le sinistre clignotement qui introduit le second Choral, comme voué à la déréliction d’une nuit sans fanal, pour ensuite dérouler des angles gréseux et des horizons ouverts sur des infinis qui seraient ceux du Wanderer über dem Nebelmeer de Caspar David Friedrich. 

« Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances » ? Ce Franck océanique, de diffraction, de brume et d’arcanes, comme visité dans les pénombres d’un romantisme germanisant, ne s’aventure pas sans dommage à la netteté dans le Choral suivant, dont la lecture floute les lignes de fuite. Ni dans la Pièce héroïque qui en ressort singulièrement voûtée voire prostrée. L’introduction du Prélude, Fugue et Variation semble aussi ployer sous des philtres émollients. On placera certes au plus haut la conclusion lumineuse de l’allegro non troppo e maestoso de la Grande Pièce en fa dièse mineur, spirituelle comme jamais, ou l’étreignante conduite de la Prière. Malgré de révélatrices capacités narratives, malgré la complicité du Cavaillé-Coll de Bécon dont l’organiste vante les « possibilités de nuances absolument incroyables qui permettent de travailler sur la couleur, la profondeur et la densité de la pâte sonore », cette interprétation n’est pas de celle qui élucide au mieux les partitions ou en stabilise l’architecture interne, mais elle s’ingénie à en tuiler les strates de sens et à démultiplier les perspectives.

Au long de ces douze pièces, les intelligentes conceptions de Jean-Luc Thellin ne dissipent pas les ombres et les hermétismes, et intrigueront fructueusement les mélomanes déjà familiers de ces opus. Dresseraient-elles du compositeur le même portrait que celui que Marcel Proust décelait dans la Sylvie de Gérard de Nerval ?, celui d’un auteur qui « aux antipodes des claires et faciles aquarelles a cherché à se définir laborieusement à lui-même, à éclairer des nuances troubles, des lois profondes, des impressions presqu'insaisissables de l'âme humaine ».

Alors qu’il venait d’être nommé titulaire du Cavaillé-Coll récemment restauré de la Basilique Saint-Sernin, Michel Bouvard y grava une mémorable interprétation de la Symphonie romane de Widor (Tempéraments, septembre 1996), dédiée au sanctuaire toulousain. « Roman », ce double album l’est d’ailleurs à sa manière : sobre, imposant d’aplomb, puissamment architecturé, assis sur la solidité de ses pleins cintres. Le grand style. Rien de terne ou de camaïeu : de la photo de couverture, on retiendra surtout la pose bienveillante, qui inspire toute confiance. Sur cet instrument qu’il connaît et maîtrise comme personne, et fréquente assidument depuis vingt-cinq ans, l’ancien professeur au Conservatoire de Paris (1995-2021) nous offre un portait sain et équilibré des douze pièces : celui de justes tempi, d’une expression aussi efficace qu’harmonieuse, de phrasés nets et évidents qui ne sont pas du genre à laisser trainer les doigts. Un cadastre.

De la délicate poésie du Prélude jusqu’au péan en chamade qui conclut la Grande pièce Symphonique (dommage que sa demi-heure ne fasse l’objet d’une plagination interne), alpha et oméga de ce programme, les 54 jeux toulousains répondent à toutes les sollicitations orchestrales, les tuyaux offrent tout leur relief et leur transparence. Cette intégrale ne relève pas du baptême du feu ou des mises à l'épreuve, n’est pas de celles qui entendent exhiber des questions, mais plutôt de celles qui viennent exposer leurs réponses, en toute simplicité, sans brusquer l’enjeu. L'autorité de l'expérience qui a creusé, essayé et compris. Un esprit de résultat et de synthèse. Au sein de cet ensemble remarquablement cohérent, difficile d’isoler une singularité, une digression, -on saluera par exemple la Fantaisie en la majeur, cachetée dans un geste unificateur. Ou encore l’allure proportionnée et majestueuse qui supporte le premier Choral, dont les deux variations (3’56, 8’11) se déroulent en toute quiétude autour de l’édifiante colonnade du maestoso (6’36). Aux oreilles avides de véhémence, le troisième Choral semblera parfois trop apollinien ou linéaire (épisode central), mais quelle ardeur dans la conclusion !

Tout désigne cette contribution de Michel Bouvard comme un accès des plus aisés pour le néophyte qui souhaite aborder ces pages, qu’un des grands organistes de notre temps vient nous exposer à limpide et intelligible voix. Dans une sereine veine néoclassique qui dans les édifices de Franck semble se souvenir de l’ordonnancement des temples grecs et des paroles sacrées qui en résonnent. Après les vasques mystiques et parfois spleenétiques de Jean-Luc Thellin, et avant que nous évoquions la stimulante transe rimbaldienne d’Olivier Vernet, autant dire que ce livre-disque fera autrement usage, pour découvrir ou se ressourcer, en compagnie d’un guide sûr.

BY Classique : Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5-10

La Dolce Volta : Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Sterne

 



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