Hommage à Jorge Bolet

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Jorge Bolet. The complete Decca Recordings. Jorge Bolet, piano. 1977-1989. Livret en anglais, allemand et français. 1 Coffret de 26 CD Decca 485 4283.

Decca rend hommage au grand pianiste cubain Jorge Bolet (1914-1990). Tout a été dit ou écrit sur cet artiste aux doigts d’acier, au charisme indéniable qui mit longtemps à s’imposer.

Jorge Bolet avait une autoroute tracée pour s’imposer comme l’un des plus grands noms de son époque. Il reçoit ses premiers cours à La Havane et à l’âge de 11 ans, il se produit dans un concerto de Mozart avec l’Orchestre symphonique de La Havane. Il étudie ensuite à Philadelphie, au Curtis Institute avec, entre autres, David Saperton, gendre de Leopold Godowsky, Moritz Rosenthal et Josef Hofmann. Ses premiers concerts, dont l’un avec l’orchestre symphonique du Curtis Institute au Carnegie Hall de New York dans le premier mouvement du Concerto n°1 de Tchaïkovski, font forte impression. Il est diplômé en 1934 et se lance dans une année de tournée à travers l’Europe : Amsterdam, Paris, Berlin, Londres et à Vienne avant de revenir aux USA pour étudier la direction d’orchestre au Curtis Institute avec Fritz Reiner. En 1937, il remporte le concours Naumburg, qui lui offre des concerts, dont l’un au Town hall de New York, malgré un succès phénoménal, la carrière du pianiste peine à se lancer. En 1939, il devient l’assistant de Rudolf Serkin au Curtis Institute. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans l’armée cubaine mais il est versé dans le corps diplomatique. En 1942 à 1945, il est attaché culturel à l’ambassade de Cuba à Washington. En 1946, mobilisé cette fois dans l’armée américaine, il est envoyé au Japon, avec l’armée d’occupation. Jorge Bolet est directeur musical du Quartier général des forces américaines, il dirige la première Nipponne de The Mikado de Arthur et Gilbert O'Sullivan. Il est démobilisé en 1947. Au début des années 1950, il enregistre ses premiers disques pour les modestes labels Boston records et Remington. Mais la critique fait la fine bouche devant un jeu considéré comme trop virtuose et romantique. Sur la forme c’est cruel et injuste, mais sur le fond, ce n’est pas si faux car Jorge Bolet mentionne, dans ses souvenirs tardifs admirer le jeu de Sergei Rachmaninov, Josef Lhevinne, Ignaz Friedman et Benno Moiseiwitsch ; une tradition du grand piano romantique, dont le natif de La Havane était l’héritier. Jorge Bolet est un enseignant hautement apprécié à l’Indiana School of Music, puis à l'Université de Bloomington avant de succéder à Rudolf Serkin, en 1977, au Curtis Institute de Philadelphie. Des vidéos de ses classes de maîtres dans le Concerto n°3 de Rachmaninov, facilement accessibles sur le net, sont de grands moments de pédagogie.

Même si l’artiste était reconnu en Allemagne s’y produisant régulièrement, c’est son récital à Carnegie Hall du 25 février 1974, dans un programme démentiel qui débloque le plafond de verre. Une autre étape vient en 1977. Alors âgé de la soixantaine, il est repéré par Peter Wadland, producteur chez Decca, à l’occasion d’un concert londonien avec des œuvres de Leopold Godowsky. C’est justement Godowsky qui est au programme du premier disque pour l’Oiseau-Lyre, filiale de Decca, consacrée à la base à la musique ancienne et baroque. Suite au succès de cette galette, un autre enregistrement est planifié avec Liszt. La mécanique est lancée et Jorge Bolet, soutenu par ce concert, sera l’un des grands pianistes des années 1980.

Dès lors, ce coffret Decca propose l'intégralité de son legs enregistré entre 1977 et 1990. Tout avait déjà été édité, à l'exception du dernier disque qui reprend les dernières sessions de l’artiste capté à San Francisco dans des Nocturnes de et la Berceuse de Chopin, un document certes attachant mais qui montre un pianiste diminué par la maladie et un son assez décevant.

Au sommet de ce coffret, il faut placer Liszt dont Jorge Bolet nous propose une large sélection de pièces majeures, dont la Sonate en si mineur et deux cahiers des Années de pèlerinage (Suisse et Italie), les Études d’exécutions transcendantes. Au fil de ces 9 disques, le jeu de Bolet est ici magistral, portant l’ampleur structurale et la puissance épique de la Sonate en si mineur, se faisant conteur souple et peintre naturaliste dans les Années de pèlerinage, poète épique dans les transcriptions de Lieder de Schubert ou ordonnateur lyrique dans les paraphrases d’opéra. Le jeu de Bolet n’est jamais démonstratif ou tapageur, il impose une palette de nuances et de ton par une technique magistrale mais qui sert la partition en s’adaptant à son contexte et sa nature.

On retrouve ce sens des couleurs dans Chopin, justement savoureux de narrations et moins centré sur le forme avec cette adaptabilité à la proportion et la gestion des nuances. De Schumann, le Carnaval se déploie dans des brumes parfois fantomatiques, suspendues dans le temps. La maîtrise de toucher et des nuances de Bolet en font un interprète de choix des variations, dont il cerne les ruptures, les césures et les contrastes. Les Variations sur un thème de Haendel de Brahms ou celles sur un Thème de Telemann de Reger s’avèrent ciselées et portées par l’univers musical incroyable ouvert par le pianiste. D’autres disques étonnent, comme ces Préludes de Debussy, dont Bolet propose une sélection de 16 d'entre eux tirés des deux livres et dont il propose une lecture alliant une économie des moyens et un sens des lumières d’un peintre paysagiste. Nous sommes ici dans une salle d’un musée avec un visiteur qui regarde et interprète les pièces, insistant sur l'explosion du “Feu d’artifice” ou le temps en suspension des “Pas dans la neige”. Enfin, chemin de traverse, un album Schubert, très concentré, presque austère par cette force naturelle.

Côté concertos, on place en tête de nos préférences une fabuleuse lecture du Rach3 avec un Iván Fischer particulièrement engagé au pupitre du London Symphony Orchestra compact et virtuose. Bolet, qui avait appris cette œuvre à seulement 14 ans, en connaissait les moindres recoins, mais il sait prendre le temps de construire un arc à la fois puissant et imposant. Son Rachmaninov sonne ainsi plus décanté que ceux des puncheurs habituels, mais, sur la longueur, cette interprétation convainc et s’impose comme une référence par cette musculature aiguisée. En Charles Dutoit, dirigeant un rutilant Orchestre symphonique de Montréal avec précision et objectivité, Jorge Bolet trouve un partenaire idéal, ce tandem fait triompher le Concerto n°1 de Tchaïkovski, explosif et musical, et se montre jubilatoire et galvanisant dans les deux concertos pour piano de Chopin. La mécanique, fort bien huilée et vrombissante, marche un peu moins bien dans le Rach2. Autre partenaire de classe, Riccardo Chailly à Berlin et Amsterdam dans la double affiche Grieg / Schumann et les Variations symphoniques de César Franck. Enfin, une de nos galettes préférées propose Liszt concertant, mais sans les concertos avec la Danse macabre, la Malédiction, la Fantaisie sur des thèmes populaires hongrois en compagnie d’ Iván Fischer et du LSO et la Wanderer-Fantasie de Schubert orchestrée par Liszt avec un Georg Solti explosif au pupitre du London Philharmonic. On est ici dans du pyrotechnique de haut vol, magnifié par la prise de son Decca.

Dès lors, lors, un superbe coffret esthétique qui honore un artiste que le temps à trop tendance à oublier. Un coffret qui met en avant un pianisme engagé, inspiré, personnel, assuré techniquement. Un coffret que l’on écoute avec passion et nostalgie.

Note globale : 10

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