Olivier Vernet se confie sur son récent enregistrement des « douze pièces » pour orgue de César Franck
À l’occasion de l’anniversaire César Franck paraissent une série d’enregistrements consacrés à son œuvre d’orgue et dont nos colonnes se feront très prochainement l’écho : parallèlement à un album chez Musique en Wallonie (Joris Verdin, Cindy Castillo, Bart Verheyen), la discographie vient d’être abondée par Michel Bouvard (La Dolce Volta), Jean-Luc Thellin (BY Classique), et Olivier Vernet (Ligia) sur le prestigieux Cavaillé-Coll de Caen. Après plus de trente ans à pratiquer et approfondir ces douze pièces emblématiques, le titulaire du Grand Orgue de la Cathédrale de Monaco a bien voulu répondre à nos questions.
Après le Cavaillé-Coll de Saint-François-de-Sales pour sa première intégrale des « Douze Pièces » chez Erato, Marie-Claire Alain retint pour sa seconde celui de l’Abbaye aux Hommes de Caen, quelques années avant la rénovation achevée en 1999. En 2002, Susan Landale sélectionna également ce site pour y enregistrer une partie de son intégrale chez Calliope (Grande Pièce Symphonique, Final, Trois Chorals). Le choix d’un orgue est affaire de compromis, selon son esthétique sonore, ses possibilités à la console, son état de conservation… Pour aborder Franck, quels sont les atouts et les contraintes de ce prestigieux Cavaillé-Coll normand ? Y-a-t-il des jeux ou combinaisons qui vous séduisent à cette tribune ? Au-delà de la cohérence, un seul instrument peut-il dominer tous les enjeux fixés par ces pièces ? Laquelle sonne le mieux à Caen ?
Lorsque l’on évoque l’œuvre d’orgue de César Franck, on pense bien sûr à l’orgue Cavaillé-Coll de Sainte-Clotilde à Paris. Un instrument qu’il aimait beaucoup et qui a incontestablement été le vecteur idéal de sa pensée musicale. Ses caractéristiques techniques le rendaient unique avec la composition des claviers de grand-orgue et de positif similaire, complétés d’un récit lointain, mystérieux et intensément expressif. Les témoignages d’époque que nous en avons sont unanimes à dire que c’était un chef-d’œuvre d’équilibre et de poésie. Cet orgue a été profondément remanié au XXe siècle sous l’influence de Charles Tournemire et de Jean Langlais puis par leurs successeurs. Si son esthétique sonore d’aujourd’hui est très modifiée, il n’en reste pas moins l’un des plus beaux instruments de la capitale. Il nous est donc impossible d’affirmer que l’orgue actuel de Sainte-Clotilde est l’orgue idoine pour Franck. Puisqu’il m’a fallu chercher une solution ailleurs, mon choix s’est porté sur le grand Cavaillé-Coll de l’Abbaye aux Hommes de Caen. Je connaissais l’instrument pour y avoir enregistré il y a quelques temps un disque Widor. Marcel Dupré, qui l’a souvent joué, le qualifiait "d’orgue à la Guillaume le Conquérant". L’intérieur de l’Abbatiale est un prodige de l’architecture romane normande et son chœur gothique abrite le tombeau de Guillaume depuis 1087. L’orgue construit en 1885 possède 50 jeux sur trois claviers et un pédalier. La palette sonore est d’une richesse inouïe ; la profondeur, le raffinement et la poésie des différents registres font de cet orgue un chef-d’œuvre absolu. Tout y est renversant, du petit bourdon solo au tutti éclatant, en passant par les flûtes harmoniques, le grand fond d’orgue, les anches solistes… J’ai joué beaucoup de grands Cavaillé-Coll. Tous sont d’une grande beauté ; je pense en particulier à Saint-Sernin à Toulouse, mais aussi Rouen, Lyon, ou encore les Cavaillé-Coll du pays basque espagnol. Loin de moi l’idée d’un faire un classement, mais je vous assure que les sensations aux claviers de Caen sont inégalables et vous marquent à vie !
Alors, certes, nous sommes loin des particularités de l’orgue de Sainte-Clotilde. C’est un orgue « viril », puissant, avec un récit très présent et dont le maniement de la boite expressive est difficile. Mais la musique de Franck y sonne admirablement bien pour peu qu’on prenne soin de la registrer avec art. Les Trois Chorals sonnent incontestablement d’une manière noble et majestueuse dans toute leur dimension.
On connait la boutade « mieux vaut avoir l’âge de ses artères que l’âge de César Franck ». Les Chorals datent de l’année de sa mort, mais il n’avait pas quarante ans lorsqu’il écrivit la Fantaisie ou la Prière. À supposer que ces opus drainent la réputation d’une musique austère, dogmatique, sempiternelle, quels conseils d’écoute donneriez-vous aux mélomanes qui veulent la découvrir sans préjugé ? Un cheminement privilégié dans ces deux heures et demie, une disposition ou une préparation d’écoute particulières ? Comment sensibiliser l'auditeur à un tel parcours ?
La musique d’orgue de Franck n’a pas grand-chose à voir avec celle de ses contemporains. Mis à part certains aspects du Final qui affiche quelques accents du dédicataire de la pièce, Lefébure-Wély, vous ne trouverez pas d’expression de joie éclatante, d’effets faciles, ou d’expression de virtuosité pure. Autant dans les œuvres de la première période que dans les pièces tardives, Franck s’attache nourrir son langage d’harmonies riches, puissantes ; son discours musical est toujours d’une extrême fluidité, teinté de retenue. Pas de déferlement de notes ou de tutti intempestifs. Techniquement parlant, nous sommes loin des difficultés que l’on trouve dans ses œuvres de piano ou de musique de chambre. Si les mécaniques de Cavaillé-Coll permettent un jeu souple et virtuose que Vierne et Widor requerront dans leurs Symphonies par exemple, Franck ne lance pas de défis techniques aux organistes. Il n’en reste pas moins que bon nombre de ses œuvres demandent concentration, inspiration et endurance, comme la Grande Pièce Symphonique, la Prière ou les Trois Chorals.
Je ne pense pas qu’il faille se lancer dans l’écoute intégrale et d’affilée des 12 pièces pour orgue. Il faut plutôt se promener dans le corpus à son rythme et à sa convenance. Les Trois pièces du Trocadéro sont puissantes et faciles d’accès. Puis les Six pièces en commençant par Prélude, fugue et variation. Les Trois Chorals sont peut-être à écouter en dernier, comme la lecture d’un testament.
Quelle est la place de la maturité interprétative pour jouer cet ensemble ? Vous incluez ces pièces en concert depuis une trentaine d’années. Hormis la célébration du bicentenaire du compositeur, y-a-t-il d’autres facteurs qui vous ont décidé à lui faire enfin rejoindre votre discographie par la grande porte ?
Cette musique m’a demandé beaucoup de temps pour l’assimiler, musicalement parlant. Plus que pour certains répertoires, il faut aller bien au-delà des notes pour restituer la « substantifique moelle » de cette œuvre qui ne se livre pas facilement au premier abord. Je pense en particulier à la Prière que j’ai redoutée très longtemps. La conduite de la pensée musicale dans les Chorals est souvent mise à l’épreuve, et il faut avoir une grande hauteur de vue pour ne pas se perdre dans des détails qui pourraient briser le rythme et l’unité de l’œuvre.
L’âge aidant, je joue effectivement cette musique depuis très longtemps en concert. Bien entendu les Trois Chorals, les Trois pièces du Trocadéro, et plus épisodiquement les Six pièces. Je souhaitais depuis longtemps enregistrer tout ce répertoire que j’aime tant, mais je ne m’étais pas fixé d’échéance. Je me heurtais surtout au choix de l’instrument idéal et n’arrivais pas à me décider : Toulouse, Rouen, Bécon, Epernay, ou les Cavaillé-Coll du pays basque espagnol ?
Vous avez étudié ces pièces avec Gaston Litaize, Marie-Claire Alain, Michel Chapuis, représentants à divers titres d’une certaine tradition. Que vous ont-ils appris ? Dans quelle mesure pensez-vous vous démarquer de ces influences ? Quels conseils donneriez-vous à de jeunes organistes qui approchent ce corpus ?
Mes trois grands maîtres avaient de fortes personnalités et furent de véritables sources d’inspiration qui restent à jamais des modèles. Pédagogues accomplis, recherchés et adulés, ils avaient tous les trois un immense répertoire dans les doigts et une culture encyclopédique.
En ce qui concerne Franck, chacun avait sa vision par le prisme d’une certaine tradition : Litaize par Tournemire, Alain par Marchal et Chapuis par Souberbielle [*]. S’ils avaient des avis différents dans l’interprétation des tempi, de la registration générale, des intentions musicales, ils recherchaient tous la parfaite conduite des phrases et du contrepoint, la gestion de la boite d’expression, et le cantabile propre à ces œuvres. Je leur suis infiniment reconnaissant de m’avoir fait aimer cette musique et découvrir les nombreuses subtilités qui se cachent derrière un texte parfois complexe. Le jeune musicien que j’étais alors avait toutefois bien du mal à faire la part des choses, un peu perdu dans cette foison de conseils. Il m’aura fallu un certain temps pour décanter toutes ces informations, et construire pas à pas mon interprétation.
J’encourage les organistes à jouer Franck dès que possible au cours de leurs études et surtout de se plonger dans l’écoute des pièces pour piano, des pièces de musique de chambre, les mélodies, et dans la merveilleuse Symphonie pour orchestre. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut appréhender la personnalité du compositeur et ses choix dans la recherche des timbres, des dynamiques, des couleurs orchestrales. Et il faut s’en inspirer pour aborder sa musique d’orgue.
[* Charles Tournemire (1870-1939), André Marchal (1894-1980), Édouard Souberbielle (1899-1986), ndlr]
Dans le livret du disque, vous évoquez une musique « organique, mouvante, colorée et orchestrée » : les œuvres orchestrales de Franck ont-elles représenté pour vous une source d'inspiration ? Vous invoquez aussi une marge de manœuvre envers les registrations mentionnées dans les éditions originales, et envers les récentes recherches au sujet des tempi. Pourriez-vous préciser quelques exemples de cette liberté ?
Dans sa musique d’orgue, Franck utilise bien souvent l’instrument comme un orchestre par la grande opposition des masses sonores par exemple. De grandes mélodies appellent immanquablement des jeux solistes ou en dialogues.
Les registrations indiquées dans les éditions sont très stéréotypées, minimalistes, conçues pour Sainte-Clotilde, et par conséquent non reproductibles ailleurs… Nous avons la chance de disposer du manuscrit des Trois pièces que Franck a annoté pour son concert au Trocadéro. On y voit qu’il a radicalement modifié sa registration pour l’adapter à l’instrument qu’il avait sous les doigts. Je n’ai donc pas hésité à opter pour des choix différents, tout en restant dans l’esprit du texte et me refusant à toute extravagance.
Je n’ai pas ignoré les récentes découvertes sur les mouvements métronomiques de Franck qui font apparaitre des tempi plus vifs que ce que nous imaginions à bien des endroits. Ce fut une véritable remise en question pour certains, et juste un élément informatif pour d’autres. Pour ma part, je m’en suis inspiré lorsque que j’étais convaincu, mais il n’a nullement été question de les ériger en dogme.
Votre catalogue compte des intégrales-phares (Bach, Buxtehude, Mendelssohn, Liszt…), des jalons marquants dans le classicisme français (Couperin, Grigny) et des albums-concepts. Au-delà de certaines constantes dans l’approche des répertoires (le soin de la couleur, une palette parfois audacieuse, la vivacité du trait ?), pensez-vous que votre propre style a évolué ? Quels projets voudriez-vous concrétiser ? Pensez-vous un jour réenregistrer certaines œuvres qui datent des débuts de votre carrière ? Une nouvelle intégrale Buxtehude, cette fois sur instruments historiques, ferait-elle partie de ces envies ?
Mon premier disque remonte à plus de trente ans ! La maturité aidant, ma perception de la musique et mon style ont forcément évolué. J’ai toujours envisagé l’enregistrement comme un instantané dans mon parcours de musicien et j’ai la chance de pouvoir mener de beaux projets. Mais il est certain que mon jeu s’est décanté depuis mon premier disque Bach à Montélimar ; si je ne joue peut-être plus telle ou telle pièce comme à l’époque, je ne renie absolument pas la dynamique, l’enthousiasme et le bonheur de jouer de l’orgue, qui étaient très présents dans ces disques de jeunesse.
Je souhaite bientôt terminer l’enregistrement des Symphonies de Widor, mais j’aimerais aussi proposer un jour ma vision des œuvres de Jehan Alain et Maurice Duruflé. Là encore, ce sont des compositeurs que j’ai souvent joués en concert ; j’ai eu la chance de travailler toute l’œuvre de Jehan Alain avec sa sœur Marie-Claire, et je garde d’excellents souvenirs de nos cours à Saint-Germain en Laye.
Sans parler de nouvelle intégrale, j’aimerais réenregistrer un ou deux disques Bach et Buxtehude sur orgues historiques, afin de proposer ma vision actuelle sur deux compositeurs que je chéris depuis toujours.
Propos recueillis par Christophe Steyne
Crédits photographiques : Bernard Martinez