La Passagère de Weinberg, un opéra dans l’ombre funeste d’Auschwitz
Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) : La Passagère, opéra en deux actes, huit scènes et un épilogue, op. 97. Dshamilja Kaiser (Lisa), Nadja Stefanoff (Marta), Will Hartmann (Walter), Markus Butter (Tadeusz) et une quinzaine d’autres chanteurs. Chœurs de l’Opéra de Graz ; Orchestre Philharmonique de Graz, direction Roland Kluttig. 2021. Notice en allemand et en anglais. Livret complet en allemand, avec traduction anglaise. 156.00. Un album de deux CD Capriccio C5455.
La jeune résistante polonaise Zofia Posmysz, née en 1923, n’a que dix-neuf ans lorsqu’elle est arrêtée par la Gestapo. Après un passage par la prison de Cracovie, elle aboutit à Auschwitz, y subit des expérimentations médicales, mais est sauvée par un médecin du camp. Elle participe aux marches de la mort et se retrouve au camp de Ravensbrück. Elle est libérée par les soldats américains en 1945, devient journaliste et écrivaine. En 1962, elle écrit un texte, La Passagère de la Cabine 45, qui est adapté à la radio puis au cinéma. Dimitri Chostakovitch recommande ce récit au musicologue Alexander Medvedev qui en fait part à Mieczyslaw Weinberg, seul rescapé, rappelons-le, d’une famille décimée dans les camps de concentration nazis. Weinberg termine en 1968 son opéra qui porte le titre La Passagère.
Mais l’œuvre n’est pas appréciée par le régime soviétique qui y voit peut-être un danger d’une dénonciation des goulags, et elle n’est pas jouée. Ce n’est que dix ans après la disparition du compositeur, en 2006, qu’une version de concert en est donnée. Une première scénique a lieu en 2010 au Festival de Bregenz avec les Chœurs de la Philharmonie de Prague et l’Orchestre Symphonique de Vienne menés par Teodor Currentzis, avec Michelle Breedt dans le rôle de Lisa et Elena Kelessidi dans celui de Marta. Le spectacle est filmé sur DVD pour le label Neos, repris par Arthaus en 2015. Il est joué la même année au Grand Théâtre de Varsovie, puis sera donné à Francfort, à Chicago, à Houston ou à Detroit. Un nouvel enregistrement sur CD, une réalisation de l’Opéra de Graz en février 2021, est maintenant disponible. Zofia Posmysz, qui a survécu à l’horreur, est aujourd’hui âgée de 98 ans.
L’action débute en 1960, sur un bateau en partance pour le Brésil sur lequel voyagent Lisa et son mari Walter qui est diplomate. Lisa croit reconnaître parmi les passagères une femme qu’elle croyait morte : Marta, qu’elle a connue au camp de concentration d’Auschwitz, où elle était gardienne, ce que son mari ignore. Pressée de questions, Lisa lui avoue son passé, ce qui crée une tension dans le couple. La suite va se dérouler entre réminiscences du camp et scènes sur le bateau. Lisa culpabilise et devient angoissée, ne sachant comment Walter va réagir. Inquiet pour sa carrière, ce dernier finira par la calmer en évoquant l’inéluctabilité du passé et la nécessité de l’oublier et de le laisser derrière soi. Parallèlement, l’histoire de la détenue Marta se développe. A son arrivée à Auschwitz, Lisa l’a choisie pour confidente. Une liaison naît entre Marta et Tadeusz, un autre détenu. Lisa, dont l’attitude est ambigüe, autorise leur rencontre, mais Tadeusz en refuse une autre. Après une séquence de scènes de la vie quotidienne dans le camp, avec vexations puis sélection finale, marche des SS à l’appui, retour sur le bateau et au salon où dansent Lisa et Walter. La passagère inconnue est présente et réclame que l’on joue la valse favorite du commandant du camp de concentration. Lors de la scène suivante, Tadeusz est sollicité à Auschwitz par l’officier supérieur pour interpréter cette même valse. Il se borne à jouer la Chaconne de Bach, est condamné à mort et exécuté. Dans l’épilogue, Marta se souvient de Tadeusz et de ses codétenues. Elle promet de ne jamais les oublier. Un doute subsistera : est-elle vraiment l’ancienne prisonnière ?
Pour ce livret tragique, qui a dû évoquer en lui bien des douleurs liées au destin de ses proches, Weinberg a écrit une partition chargée d’un lyrisme sardonique, à la fois puissante et foisonnante, avec une orchestration abondante, riche en cuivres (six cors, quatre trompettes, trois trombones, un tuba), avec un saxophone, un célesta, une guitare, une batterie jazz et un accordéon. Mais cette abondance est contrôlée par une subtile expressivité, d’où émergent des moments de délicatesse et de mélancolie pleine d’émotion, mais aussi d’ironie. L’audition sur disque ne rend sans doute pas compte de l’impact que la version filmée de Currentzis donnait, avec une scène qui partageait l’action sur le bateau et la vie concentrationnaire. Mais elle reproduit bien la force d’un sujet qui se traduit par une énergie mélodique permanente, dans un discours postromantique et moderne à la fois, avec cette complémentarité populaire que Weinberg a toujours si bien exploitée. Si le début de notre siècle rend enfin justice à ce compositeur de premier plan, il est certain que le volet opératique de son répertoire (sept oeuvres, parmi lesquelles Le Portrait d’après Gogol, L’Idiot d’après Dostoïevski, La Vierge et le Soldat, dont les livrets ont été rédigés aussi par Alexander Medvedev), est à approfondir.
Cette production de l’Opéra de Graz est des plus convaincantes. Dans le rôle de Lisa, la mezzo Dshamilja Kaiser, qui a passé plusieurs années comme membre permanente de cette maison autrichienne, investit avec vérité un personnage assailli par le retour du passé, la crainte de la réaction du mari et la culpabilité qui l’envahit. Le baryton Will Hartmann, qui s’est déjà produit à la Scala de Milan, à l’Opéra de Vienne ou à Covent Garden, campe un époux sidéré par la découverte du passé de son épouse, partagé entre cette nouvelle qui peut mettre en danger sa carrière et un réalisme qu’il juge nécessaire face au passé. Un certain cynisme conduit son action, bien rendue vocalement. La soprano Nadja Stefanoff, qui a été déjà Médée, Tosca et Norma, est émouvante en Marta, rescapée du camp, dont les souvenirs la poursuivent. Quant au baryton autrichien Markus Butter, auquel est attribué le rôle tragique de Tadeusz, il est poignant dans le courage qu’il déploie lors de son affrontement avec le commandant. Les autres protagonistes, nombreux, sont sans reproche. Menés avec conviction par Roland Kluttig, en poste à Graz depuis 2020, les chœurs et l’orchestre soulignent toute la capacité dramatique de cet opéra qui mérite une place de premier plan.
Si cette version s’impose sur le plan discographique pour sa dynamique émotionnelle, captée dans une prise de son bien définie, il est préférable, pensons-nous, de considérer que le DVD Arthaus dirigé par Currentzis, cité plus avant, devrait être la première étape pour découvrir une partition forte à laquelle les images apportent un surcroît de tragédie.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix