Clavecin voyageur et poète, autour de la postérité du Lachrymae de Dowland

par

Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Toccata Settima ; Toccata Quarta ; Toccata Prima. Laurencius di Roma (c1567-c1625) : Fantaisie de Mr. De Lorency. Luigi Rossi (c1597-1653) : Passacaille del Seigr. Louigi. Gregorio Strozzi (1615-1687) : Toccata quarta per l’elevatione. Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) : Fantasia cromatica. Giovanni Picchi (c1571-1643) : Ballo alla Polacha con il suo Saltarello - alt. I & II. John Bull (c1562-1628) : Melancholy Pavan ; Melancholy Galliard. Henrich Scheidemann (595-1663) : Pavana Lachrymae WV 106 (attrib.). Luzzasco Luzzaschi (1545-1607) : Toccata del IV tuono. Bernardo Storace (c1637-c1707) : Recercar di Legature. Antonio Valente (c1520-c1580) : Sortemeplus, con alcuni fioretti. Orlando Gibbons (1583-1625) : Pavana CCXCII. Jean Rondeau, clavecin, arpicordo. Livret en français, anglais, allemand. Août 2020. TT 79’53. Erato 0190295008994

Il est des notices qui prennent le soin de développer un propos cohérent, pédagogue, cadré, présentant même les œuvres aux mélomanes qui les méconnaitraient. Et celles qui enfourchent Pégase, s’émancipent des conventions orthographiques, brassent les références (les Variations Goldberg, le Prélude de Tristan und Isolde, Radiohead, Nina Simone, le Lied von der Erde), digressent en broussaille et instillent au lecteur un doute sur ses facultés de compréhension. On vous laisse cocher les cases s’appliquant aux six pages touffues qui introduisent à ce récital. Pour notre part, au terme de plusieurs tentatives, au prix de neurones calcinés, nous avouons l’incapacité de fournir une synthèse convaincante du livret de ce Melancholy Grace (allusion à des vers de Lord Byron). Disons seulement qu’il est question du Flow my Tears de Dowland, sa courbe, son potentiel expressif, ses intervalles, et de pièces qui en dérivent, qui l’évoquent par analogie mélodique. Il est aussi question de la pertinence du tempérament « inégal » pour interpréter ce langage à la charnière du XVIIe siècle et du dépaysement qu’il est censé offrir aux oreilles habituées au clavier « bien tempéré » ; assimilant là l’auditeur à un néophyte qui découvre ces œuvres ou n’a jamais été confronté à un mésotonique ? Ce qui interroge sur le public ciblé. Il est surtout question d’un copieux récital qui fait « entendre, par-dessus les siècles d’histoire et d’habitude la musique des compositeurs de la Renaissance tintinnabuler au cœur de la nuit, comme l’écho délicat d’étoiles depuis longtemps passées qui nous éclairent encore ». Cela, enfin, est bien dit et s’énonce clairement.

Passer de cette notice sibylline à l’écoute de l’album, c’est comme admirer l’albatros de Baudelaire quittant le pont qui le voit si gauche pour redevenir un roi de l’azur. Car Jean Rondeau au clavecin, on le suit plus aisément qu’à l’écritoire. Voilà donc, selon notre perception, une anthologie sur le thème du spleen, et plus largement de la tension formelle et chromatique qui tiraille la science du clavier à cette époque de transition. Dommage d’avoir évincé Froberger, un des princes de cet empire d’amertume, auteur d’une Lamentation sur ce que j'ay été volé. Le programme nous emmène des derniers feux de la Renaissance jusqu’au Baroque : de 1578 (transcription de Sortez mes pleurs de Philippe de Monte par Antonio Valente, « l’aveugle de Naples ») jusqu’à une Toccata de Strozzi (1687, elle-aussi publiée dans la cité napolitaine, alors sous domination espagnole). Le parcours révèle combien l’Italie règne alors sur l’univers du clavier, au travers les foyers romains (Girolamo Frescobaldi, Luigi Rossi), la Cour d’Este à Ferrare (Luzzasco Luzzaschi), et cette Venise prolifique centre d’édition, qui publia Storace et où vécut Giovanni Picchi. Ce dernier reste célèbre pour son recueil de danses (1618) dont Jean Rondeau nous offre, comme en dérogation à son concept de mélancolie, le trépidant Ballo alla Polacha, qu’il éclate en trois sections (plages 6, 10, 15) mettant en abyme deux incursions jouées sur un arpicordo. Un instrument à cordes pincées, en forme de harpe. En l’occurrence, un délicieux spécimen florentin (c1575) d’une sonorité moelleuse et translucide. Ces parenthèses nous emportent vers l’Angleterre des Virginalistes, celle de John Bull et Orlando Gibbons, et vers le Hambourg d’Heinrich Scheidemann, élève de « L’Orphée d’Amsterdam » : ce Sweelinck dont voici une Fantasia cromatica, remarquablement interprétée. Un délié infiniment souple, une respiration souveraine.

Ceux qui connaissent Jean Rondeau par la Marche des Scythes qu’il attise jusqu’à la rupture craindront peut-être que son jeu cède ici à un excès de contraste ou de fantaisie qui violerait le tactus de ces pages à sentir de l’intérieur. L’essentiel de ce qu’on entend ici dissipe l’appréhension. Hormis une Toccata prima qui minaude quelque peu dans cette façon de tester les harmonies liminaires et de s’élonger dans un tempo indulgent, le discours manifeste une hauteur qui prend le temps de sonder la partition. Ou de s’écouter jouer diront les détracteurs. A contrario, la Toccata Quarta semble neutralisée par une démarche indifférente. On pourra comparer avec le prodigieux Frescobaldi que Pierre Hantaï enregistra chez Astrée (1996), d’autant qu’on y savourait un instrument de Philippe Humeau, d’une sonorité voisine du clavecin ici entendu, du même facteur quoique plus récent (2007).

Toujours est-il que l’art des dissonances, la palette des affects, les soupirs et hiatus, et toute l’agogique dérivée du style brisé des luthistes nous montrent mutatis mutandis un interprète au regard juste, dont les moyens digitaux (prompts à l’extraversion dans d’autres répertoires) se plient à véhiculer la poésie. On s’étonnerait seulement que le song de Dowland, nucleus de ce florilège qui en questionne la résonnance dans un réseau d’intertextualité musicale, soit absent du CD, alors qu’il aurait pu, lui, préluder et engendrer ainsi une sorte de thème et variations, certes fantasmées. La tactique est autre. Tant pis pour les amateurs de mystère, divulguons l’analepse : après une minute de silence qui suit la Pavane de Gibbons, ultime étape du disque croirait-on, on surprend (plage 17, 4’20) le célèbre Flow my Tears. Cristallisé dans sa pureté native, après un voyage d’une heure et quart. Décanté par un narrateur qui conclut son récit par ce qui l’avait motivé. Lachrymae exfiltré par une postérité qui n’a pu le digérer et lui rend sa liberté promise à d’autres épreuves. Comme Jonas sortant de la baleine. 

Son : 9 – Livret : 7 ? – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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