Compositeurs belges et créations pour ouvrir la saison musicale bruxelloise
Après Pinocchio, le dernier opéra de Philippe Boesmans créé cet été au Festival d'Aix-en Provence et qui fêtait le retour de la Monnaie en ses murs pour ouvrir la saison, et avant Scena “E vidi quattro stelle” (frammenti dal Purgatorio di Dante) pour soprano, baryton, cornet à bouquin, trois saqueboutes (ou trombones), harpe et grand orgue de Bernard Foccroulle, c'est à Benoît Mernier que revenait l'honneur d'inaugurer l'orgue de Bozar rénové après cinquante ans de silence et qui ouvrait aussi la saison avec la création de son concerto pour orgue (voir notre article) puis, dimanche, celle de ses Dickinson Songs.
C'était l'ambiance des grands soirs à Bozar : une salle comble et, sur scène, l'Orchestre de la Monnaie au grand complet sous la direction de son chef Alain Altinoglu. Un programme bien ficelé conçu sous l'idée de la matière et des couleurs orchestrales : les Trois Nocturnes de Debussy, Toccata Festiva de Samuel Barber qui inspira Benoît Mernier dans le dernier de ses sept chants, les Litanies à la Vierge Noire (de Notre-Dame de Rocamadour) chef-d'oeuvre de "dévotion paysanne" alliant couleurs de voix aux délicates sonorités de l'orgue de Francis Poulenc et, enfin, la création des Dickinson Songs de Benoît Mernier.
L'élégance du geste habite la direction d'Alain Altinoglu qui excelle à imprimer aux Nocturnes la richesse de ses couleurs et le velouté de ses timbres dans une suite organique où ceux-ci se suivent ou se mêlent, du plus petit pianissimo aux plus grands forte, des crescendi magnifiquement dosés; et dans les Sirènes finales, le choeur de femmes de La Monnaie préparé par Martino Faggiani se fond, diaphane, dans l'orchestre.
Si nous connaissons surtout Samuel Barber par son célèbre Adagio pour cordes, il n'en est pas moins un compositeur très joué de l'autre côté de l'Atlantique. Pour l'inauguration du nouvel orgue de l'Académie de Musique de Philadelphie, il composa la Toccata que nous écoutions à l'occasion de l'inauguration de l'orgue du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Qui dit "Toccata" pense inévitablement au Maître de Leipzig que l'on retrouve dans la redoutable cadence centrale, posée au coeur d'une dynamique de rythmes, de timbres et de couleurs circulant entre le soliste et l'orchestre. On regrette que ce dernier couvrait parfois le soliste.
J'ai évoqué la cohérence du programme. Et c'est très naturellement que Thierry Escaich donna en "bis" une formidable improvisation non dénuée d'humour sur des thèmes des Nocturnes de Debussy. Ovation, une salle chauffée à blanc qui ne se départit pas de son ardeur pour accueillir, en deuxième partie, la Choraline, le choeur de jeunes de La Monnaie qui travaille sous la direction de Benoît Giaux. On est confondu par l'élocution parfaite de ce choeur d'une trentaine de jeunes filles et l'austère ferveur intime dont elles témoignent dans ces Litanies de la Vierge, oeuvre d'un compositeur bouleversé -il retournera souvent à Rocamadour- subtilement accompagnée par l'orgue de Thierry Escaich.
On retrouvait ensuite l'Orchestre de La Monnaie au grand complet augmenté de percussions et de nombreux renforts, aux bois notamment, pour la création attendue de Benoît Mernier. A propos du choix des textes d'Emily Dickinson, la mythique poétesse américaine qui, à trente ans, se retira du monde pour observer la vie de sa fenêtre, le compositeur s'explique (voir notre interview) : "[...] Je voulais également des textes qui soient symboliques pour des jeunes filles. De recherche en recherche, je suis tombé amoureux de la poésie d’Emily Dickinson, sorte de modèle par sa personnalité, son indépendance, son haut degré de culture ainsi que par son ouverture et son interrogation sur son temps. Quelque part, son rapport au monde ne me semble pas si éloigné de celui des adolescentes de notre temps." Sept courts poèmes dessinent le jardin, l'oiseau, les flocons de neige, la douce fée du sommeil, les anges, la joie et, clin d'oeil en cette semaine inaugurale de l'orgue, ce très beau texte encore : "J'ai entendu la parole de l'orgue, parfois -dans la nef d'une cathédrale. Je n'ai pas compris un mot de ce qu'il racontait -pourtant, j'ai retenu mon souffle. Je suis partie, pourtant, je n'ai pas compris ce qui m'est arrivé". Chaque poème revêt une couleur orchestrale et rythmique propre, l'extase, l'exubérance, la lumière, l'intériorité, une immense joie. Il y a du Debussy au coeur de tout cela. Pas de recherche formelle stérilisante mais une musique empreinte d'impressions ressenties et profondément vécues, une musique qui "vient du coeur et va au coeur" et où la technique de composition est si naturelle qu'elle ne se sent pas. Le grand art, une musique que l'on savoure. On ne peut qu'admirer la prestation de La Choraline dans cette oeuvre qui ne ménage pas ses difficultés : une magnifique présence en symbiose avec l'orchestre, où les couleurs se répondent et s'entrechoquent, un total investissement, l'ensemble admirablement dirigé par Altinoglu. Quant à Benoît Giaux, chef de La Choraline, il fait décidément de l'excellent travail. Pour notre plus grande joie, ces Dickinson Songs paraîtront au disque chez Cyprès en 2018, couplés au Concerto pour orgue évoqué plus haut. Une soirée dont on sort profondément émus.
Bernadette Beyne
Bruxelles, Bozar, le 17 septembre 2017
Le grand orgue du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles
Facteurs d’orgue : Georg & Andreas Westenfelder, Bernard Hurvy & Olivier Robert (finition de l’instrument) avec la participation de Daniel Debrunner (logiciel et gestion des transmissions).
Commission d’accompagnement : Bernard Foccroulle, Olivier Latry, Benoît Mernier, Kamiel D’Hooghe & Joris Verdin, organistes ; Jean Ferrard & Éric Brottier, experts. Période de construction : 1998 – 2017.
Buffet d’origine de style Art déco, réalisé d’après un dessin de Victor Horta.
Console : à transmissions électriques sous gestion informatique 4 claviers de 61 notes C - c’’’’ et pédalier de 32 notes C - g’ Commandes des jeux et des fonctionnalités : usuelles plus tablette tactile