Compositrices du XXe siècle : Maria Giacchino-Cusenza

par

Pendant des siècles, les compositeurs italiens ont ébloui le monde. Certains venaient de SicileLa renommée musicale de l’île est surtout liée aux hommes : Vincenzo Amato, Alessandro Scarlatti, Vincenzo Bellini…

Alessandro Scarlatti (Palerme, 1660 - Naples, 1725), compositeur de musique baroque, religieuse et d’opéras (65) est l’un des premiers grands musiciens classiques. Il est le neveu de Vincenzo Amato (Ciminna 1629 - Palerme 1670), un prêtre compositeur qui a été Maître de Chapelle de la Cathédrale de Palerme. 

Vincenzo Bellini (Catane, 1801 - Puteaux (F), 1835), musicien de la période romantique, un des plus grands mélodistes lyriques dont l’opéra La Norma, a conquis le monde. L’Opéra de Catane, le Teatro Massimo Vincenzo Bellini lui fait honneur, ce qu’a fait aussi le Conservatorio di Musica « V. Bellini » di Palermo jusqu’à ce que, le 10 août 2018, avec l’approbation du Ministero del Nuovo Statuto, il change de nom pour s’appeler désormais Conservatorio di Musica « Alessandro Scarlatti » di Palermo

Dès le début du XXe siècle, trois sœurs, nées dans une famille de musiciens siciliens, se sont hissées parmi les musiciennes les plus douées de leur époque. Il s’agit de Maria Giacchino-Cusenza et de ses sœurs Maria Antonietta Giacchino-Arcidiacono et Livia Giacchino-Paunita. L’aînée, Maria, a été une compositrice de renom.

  • La famille 

Le grand-père paternel

Dans la famille, la musique se transmet de génération en génération. C’est à la fois une tradition et une noblesse qui semble débuter avec le grand-père paternel de Maria, Carmelo Giacchino, flûtiste dans le village sicilien de Bivona où il est né et a vécu. Il transmet sa passion de la musique à ses sept enfants dont Gaetano. 

Le père

Gaetano, l’aîné, est doué de l’oreille absolue. Très jeune, il est membre de la fanfare du village où il rejoint un ancien joueur de trombone, Accardi Spotorno qui remarque aussitôt la grande musicalité du jeune homme et lui propose de participer à un concours organisé par la fanfare d’Alcamo. Gaetano l’emporte. L’enseignement du violoniste et compositeur professionnel Raffaele Caravaglios (1864-1941) lui permet de gagner le concours pour fanfare de Palerme en 1894. Par la suite, il devient trompettiste au Teatro Massimo di Palermo. Gaetano Giacchino aura sept enfants : Carmelo, Giuseppina, Ignazio, Maria, Oreste, Maria-Antonietta et Livia.

Gaetano entame l’adaptation de pages musicales célèbres pour de petits groupes qui jouent dans des salles modestes, la « Birreria Italia », il « Caffè del Massimo »… D’abord destinées à sa famille, ces compositions lui permettent ensuite d’améliorer quelque peu ses revenus. 

Il collectionne aussi des instruments de musique de tous genres. Cet environnement constitue un terrain fertile qui stimule la vivacité musicale de ses enfants dont cinq deviendront des musiciens professionnels.

Les frères musiciens

L’aîné, Carmelo (1892-1976), est contrebassiste, compositeur et chef d’orchestre. Sa production artistique est vaste et variée. Elle va de la comédie musicale à la musique pour orchestre, de la musique de chambre à la musique de film. Il collabore aussi avec des maisons de disques. Pendant 30 ans, il dirige Il Coro della Conca d’Oro, un chœur polyphonique pour lequel il compose, recherche et remanie les chants traditionnels siciliens, sans en altérer les rythmes antiques et la mélodie -le nom de Conca d’Oro (Coquille d’Or) vient d’une plaine sicilienne entourant Palerme, riche autrefois grâce aux plantations d’agrumes. Ce Coro qui contribue à enrichir le patrimoine culturel sicilien rencontre un grand succès dans toute l’Europe. Lors d’une tournée au Benelux en 1967, Carmelo, souffrant, cède la direction du Coro à sa fille Anna Maria, sa collaboratrice dans la transcription des chants. 

Oreste, multi-instrumentiste dont le violon et l’alto, est l’élève du Maître Franco Tufari (1884-1965) au Conservatoire de Musique V. Bellini. Musicalement très éclectique, il mène son activité principale dans différents pays européens, puis aux Etats-Unis, pour revenir en Italie, plus précisément à Milan où il fait partie de l’orchestre de la RAI (Radio Audizioni Italiane) et de celui de la Scala.

  • Maria Giacchino-Cusenza

L’aînée des filles est née à Palerme en 1898 et y est décédée en 1979. C’est une musicienne d’exception, pianiste, compositrice et enseignante. Elle est l’épouse de Francesco Cusenza.

Pianiste

A cette époque, le Conservatoire de Musique V. Bellini de Palerme tient un rôle central dans la formation des artistes les plus actifs dans le développement de la culture musicale de la ville. C’est là que débute l’initiation de Maria Giacchino. Elle y commence l’étude du piano avec Paolo Dotto puis, devenue interne au Conservatoire, elle est brillamment diplômée en piano à 17 ans après avoir suivi les cours d’Alice Ziffer Baragli, disciple du pianiste et compositeur Giovanni Sgambati. 

Elle suit ensuite les cours de perfectionnement avec les compositeurs, pianistes et chefs d’orchestre italiens Guido Alberto Fano (1875-1961) et Alfredo Casella (1888-1947) qui jouissent d’une renommée internationale. 

A la tête d’un vaste répertoire pianistique, elle entreprend une carrière de concertiste en Italie et à l’étranger, sans négliger la musique de chambre : elle fonde un duo de pianistes avec sa sœur Livia, puis un autre duo, et un trio où elle tient la partie piano aux côtés de Giuseppe Martorana au violoncelle et de Teresa Porcelli au violon. Elle fonde enfin le « Quintetto Femminile Palermitano » dont fait partie sa sœur, la violoncelliste Maria Antonietta. C’est le premier exemple italien d’une formation stable uniquement féminine, et il fera sa première apparition publique au Teatro Massimo di Palermo le 7 mai 1933.

Pendant les premières années de sa carrière de pianiste concertiste, Maria continue, au Conservatoire de Palerme, à suivre les cours de l’ethnomusicologue Alberto Favara (1863-1923), pionnier de l’étude savante de la musique folklorique sicilienne, et de Mario Pilati (1903-1938), compositeur classique. Maria a reçu les encouragements constants des compositeurs italiens les plus en vogue à cette époque : Francesco Cilea (1866-1950), Ildebrando Pizzetti (1880-1968), Guido Guerrini (1890-1965), Vito Frazzi (1888-1975). 

En 1936, elle reçoit le diplôme de « compositrice ».

Compositions 

Très vite, Maria Giacchino acquiert une renommée considérable avec, notamment,

Preludio e Fuga en sol mineur, pour pianoforte édité par la maison d’édition milanaise G. Ricordi & C., en 1936 et primé par l’Accademia d’Italia en 1937 ; 

Canto notturno pour chant et pianoforte sur des vers de la poétesse Ada Negri (1870-1945) édité chez Ricordi aussi, et Premier Prix au Concours « Ada Negri » en 1942 ;

Corale e Variazioni (Ricordi, 1955) primé, avant même d’être édité, par le Sindicato nazionale musicisti ;

Sonata in un tempo, repéré par la commission du concours « Premio Barbera » en 1946.

Parmi plus 40 créations et publications originales, on peut aussi citer 

Il Viandante (Le Voyageur) et Valentino sur des vers de Giovanni Pascoli, voix et piano (1935) (A. Forlivesi & C. 1937) 

Ninna nanna pour piano (Carisch, 1937)

Umoresca pour piano (Carisch, 1937)

Aria e Danza pour violon et piano (Ricordi, 1938) ;

Basso ostinato pour piano (Ricordi, 1938)

Tre pezzi per pianoforte : Preludio agreste, Siciliana, Minuetto-scherzo (Ricordi, 1940)

Sei personaggi in cerca di esecutori  : album di pezzi facili a due mani per pianoforte (pF) qui

contient  Il mesto chitarrista, Il vetturino allegro, Zampognaro, Angelica, Il bellissimo Cecè, Colombina (Curci, 1948)

Tre canzoni per Mariolina (Carisch, 1953)

Studio Esatonico et Studio Canonico pour piano (Ricordi, 1954)

Canzone di giugno (Chansons de juin) (Ricordi, 1955) 

Dans les années 1942-1943, Maria Giacchino se tourne aussi vers la chanson. On lui doit ainsi Ninna nanna siciliana pour piano et voix, sur des paroles de son époux Francesco Cusenza. (Catalogo delle Biblioteche Liguri) et La Bedda, sur des vers en sicilien de Vincenzo Simone. 

Enseignement

Maria Giacchino est aussi une excellente enseignante. Elle est professeure principale de piano au Conservatoire de Musique V. Bellini de Palerme. Elle initie une école pianistique qui a formé plusieurs générations de musiciens et musicologues parmi lesquels Antonio Eliodoro Sollima (1926-2000), Anna Maria, la fille de son frère Carmelo, Maria Luisa Tanzini et Sara Patera.

L’école est née de la fusion de diverses techniques sur les modèles du Français Alfred Cortot (1867-1962), de l’Anglais Albi Rosenthal (1914-2004),… 

Maria Giacchino entretenait aussi des contacts réguliers avec Heinrich Neuhaus (1888-1964), l’immense pédagogue d’origine ukrainienne qui, au cours de sa longue carrière au Conservatoire de Moscou (1922-1964), a formé des interprètes tels que Sviatoslav Richter, Emil Guilels, Elisso Virssaladze, Radu Lupu et tant d’autres, et dont l’ouvrage L’art du Piano (traduction d’Olga Pavlov et Paul Kalinine, Ed. Van de Velde, 1996) explique, entre autres, comment les solutions aux difficultés techniques doivent être recherchées dans la musique elle-même. 

Vie culturelle

Maria Giacchino est très active dans la vie culturelle sicilienne. Elle fonde la section de Palerme de l’UCAI (Unione Cattolica Artisiti Italiani) et écrit des articles dans les revues d’art locale et nationale Aretusa et Peregrina. Elle est une des cinq fondatrices du club Soroptimist de Palerme, si important pour les sociétés d’artistes et d’écrivains. 

En 1922, elle se lance dans la diffusion et la promotion d’activités musicales en qualité de membre fondateur de l’Associazione Palermitana Concerti Sinfonici et, en 1944, elle étend son action à la Società dei Concerti del Conservatorio.

Depuis mai 2003, une salle du Conservatoire de Musique V. Bellini de Palerme porte le nom de Maria Giacchino-Cusenza et, l’année suivante, l’Administration Communale de Palerme a donné le nom de Via Maria Giacchino à une rue de la ville.

  • Maria Antonietta, dite Tony (née en 1908 à Palerme) 

La sœur de Maria est pianiste, violoncelliste, diplômée en chant choral et enseignante. Formée au Conservatoire de Musique V. Bellini de Palerme, elle y côtoie un futur grand de la musique né à Palerme, Aurelio Arcidiacono (1915-2000) qui devient son époux. Issu d’une famille de 8 enfants, il accorde beaucoup d’importance à l’esprit de famille, une valeur renforcée par sa rencontre avec Maria Antonietta qui vient, elle aussi, d’une famille nombreuse. Elle sera le lien entre les deux familles. 

Aurelio Arcidiacono est un remarquable professeur d’instruments à archets et un compositeur. Il redécouvre et remet en lumière la Viola d’Amore (viole d’amour) et, malgré la difficulté technique de l’instrument, il devient, en peu de temps et à l’échelle internationale, le meilleur interprète du répertoire pour cet instrument. 

Son travail d’enseignant le mène à Turin, Trieste, Rome… Revenu en Sicile, il y occupe plusieurs fonctions importantes dont celles de Directeur du Conservatoire de Musique V. Bellini de Palerme et de Directeur Artistique de l’Association Risonanze qui valorise la musique en Sicile. 

Ils n’auront pas d’enfants mais formeront musicalement deux de leurs neveux, Paolo, altiste, et Alberto, violoniste, qui poursuivront la tradition familiale des Giacchino.

  • Livia Giacchino-Paunita (Palerme 1910-2001)

Pianiste

Livia, la cadette, fait montre d’un talent musical remarquable dès son plus jeune âge. Dotée de l’oreille absolue, elle débute le piano dès ses 4 ans dans les Studi e le Sonatine, objet du premier cours que reçoit sa sœur Maria Antonietta de 2 ans plus âgée qu’elle. Elle débute réellement les cours de piano à 5 ans, avec sa sœur aînée Maria dont elle est la première élève. La professeure en a 12 ! C’est elle qui assurera la formation de Livia. 

De ses premières années au piano, Livia aime rappeler la difficulté que lui occasionne ce qu’elle appelle sa « mano non pianistica » que seuls la patience et un travail acharné de plusieurs années lui permettront de dépasser.

C’est à l’âge de 9 ans qu’elle vit sa première expérience de pianiste soliste, en duo avec la violoniste Sistina Lo Iacono avec qui elle continuera à jouer jusqu’à l’âge adulte.

Elle est diplômée à 16 ans. A 13, elle avait déjà passé l’examen de 7e année qui correspond presque à l’examen actuel de 8e année. Son répertoire est alors très riche, allant des œuvres de Bach, pierres maîtresses de son activité didactique, à Beethoven, Chopin, Liszt. Elle approfondit aussi des compositeurs du début du XIXe siècle, Debussy, Isaac Albéniz, Maurice Ravel, Alfredo Casella (1883-1947 ; compositeur, pianiste, chef d’orchestre italien) et Mario Castelnuovo-Tedesco (1895-1968 ; compositeur italien émigré aux Etats-Unis, surtout connu pour ses pièces pour guitare classique, ses œuvres concertantes et sa musique de film).

Avec tant de ferveur à l’étude et grâce à l’ambiance familiale dans laquelle elle baigne, Livia déborde d’activités tant pour la musique de chambre que pour les grands concerts. Sa carrière est bien remplie !

Elle joue en duo avec sa sœur violoncelliste Maria Antonietta et en trio, piano à 4 mains et violoncelle, avec ses sœurs Maria et Maria Antonietta.

De ses prestations en musique de chambre, on peut relever la première exécution, à Palerme, de la Sonata pour piano et alto que Paul Hindemith avait dédicacée à son beau-frère Aurelio Arcidiacono. Livia y est au piano et Aurelio Arcidiacono à l’alto. 

Enseignante

Cette expérience de jeunesse génère chez elle une telle maturité à l’âge adulte qu’elle devient une enseignante très remarquée. Sa persévérance et sa ténacité la poussent à donner le meilleur d’elle-même à tous ses élèves, sans se soucier de leurs dons, convaincue que la valeur d’une école de piano doit se mesurer aux progrès de tous les élèves, davantage qu’aux résultats des meilleurs. Cette intuition d’une absolue modernité représente un des traits saillants de sa personnalité.

Comme la musique de chambre joue un grand rôle dans son développement artistique, elle lui réserve une place particulière dans son enseignement et incite ses élèves à jouer dans des ensembles, estimant qu’il ne s’agit pas d’un pis-aller pour remplacer des solistes empêchés mais d’une étape fondamentale pour la croissance et la maturation expressive d’un bon pianiste.

Enseignante à l’Istituto Magistral puis au Conservatoire V. Bellini, elle écrit avec sa sœur Tony, violoncelliste et enseignante en chant choral, un traité pour ce type spécifique de formation. Rigoureuse, exigeante mais pleine d’empathie, elle mène un travail continu d’approfondissement technique et interprétatif. En même temps, elle encourage et soutient tous les autres instrumentistes pour faire découvrir à l’élève l’essence même de chaque œuvre et, grâce à cela, la singularité de chaque note.

Elle est une guide éclairante qui stimule la recherche continue de l’intensité expressive tout en respectant la rigueur stylistique. Son engagement didactique ne s’arrête jamais, elle continue à suivre ses élèves avec intérêt et enthousiasme. Au cours de sa longue carrière au Conservatoire, elle a appris à personnaliser la méthode didactique mise au point par sa sœur Maria.

Elle s’est constamment intéressée à l’évolution de la musique, étant en permanence à l’écoute des nombreux talents qui défilent sur la scène des concerts, « ne voulant pas rester à tout prix ancrée aux vieux archétypes d’exécution », comme elle avait l’habitude de répéter. Elle partage chaque découverte avec les élèves musicalement les plus proches d’elle.

Elle recherche aussi avec intérêt de vieilles éditions des grands classiques. Elle retrouve ainsi la première et unique édition des 12 Studi per Pianoforte Op.1 de Franz Liszt dont elle ignorait l’existence, la retranscrit et en assure la publication. (Ed. Curci 1976). 

Parmi ses nombreuses publications, on relève I Bimbi al piano, une œuvre didactique remarquable qui s’impose pour commencer l’étude du piano (Ed. Carisch) et Educazione musicale (Ed. Petrini, 1980). 

En 2000, elle reçoit le Prix Seiler pour l’ensemble de sa carrière, avec l’argument suivant : 

Livia Giacchino Paunita représente un exemple rare de passion inconditionnelle pour la musique et un dévouement à l’enseignement, entendu au sens le plus haut de la formation de la personnalité musicale des élèves, et non de la simple transmission d’un savoir technique

En 2003, comme ce fut le cas pour sa sœur Maria, le nom Livia Giacchino-Paunita a été donné à une salle du Conservatorio di Musica « V. Bellini » di Palermo.

Anne-Marie Polome

Crédits photographiques : Comune di Palermo

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.