Concertos de Rachmaninov et Tubin, deux visages du pianiste Mihkel Poll

par

Serge Rachmaninov(1873-1943) : Concerto pour piano et orchestre n° 3 op. 30. Eduard Tubin (1905-1982) : Concertino pour piano et orchestre. Mihkel Poll, piano ; Orchestre symphonique national d’Estonie, direction Mihhail Gerts. 2019-2020. Notice en anglais. 64.43. Dux 1702.

Né en 1986, le pianiste estonien Mihkel Poll, qui s’est formé à l’Académie de Musique de Tallinn puis à la Guildhall School of Music de Londres, a fait ses débuts discographiques pour le label Ondine en 2009 avec un CD consacré à des compositeurs du XXe siècle. On y trouvait le Gaspard de la nuit de Ravel, la Sonate n° 1 de Chostakovitch, ainsi que des pages de Mosolov, Tulve et Ligeti. En 2015, il gravait pour Dux un éventail de pièces de Bartok, Enesco, Tüür et Körvits. Titulaire de plusieurs récompenses internationales, il s’est produit dans toute l’Europe, y compris en Belgique, aux Etats-Unis et en Chine. Ce CD, à nouveau pour le label polonais Dux, est le reflet de deux concerts publics donnés à Tallinn en janvier 2019 pour Rachmaninov, en février 2020 pour Tubin.

=Mihkel Poll aborde le célébrissime concerto de Rachmaninov avec un infini respect qui se ressent tout au long d’une interprétation qui donne une sensation de sérénité. Loin de toute démonstration virtuose, son toucher sensible et son jeu contrôlé apportent à l’œuvre une dimension de confidence qui surprend au premier abord, avant de séduire par une subtilité expressive et souvent épurée. La conduite est mesurée et pourra étonner ceux qui attendent de cette partition des éclats foudroyants ou des vertiges de sensualité. Ici, tout est intériorisé, dans un contexte empreint de lyrisme qui place l’Allegro non tanto initial dans un univers sans excès. L’Orchestre Symphonique National d’Estonie est dans la même ligne d’intimité partagée, qui va se développer dans un Intermezzo d’une finesse et d’une texture presque transparentes. On est dans un contexte de pudeur consentie, qui met en valeur une sonorité attentive au mystère qui se cache derrière les notes. On se laisse prendre à cette délicatesse en refus d’emphase, assumée jusque dans le Final dont le rythme est cependant bien affirmé. Il se projette avec une joie noble qui se fait de plus en plus présente, à travers des traits jaillissants qui confèrent à la coda un séduisant espace de majesté. On parlera ici d’une conception qui fait fi du spectaculaire pour souligner en priorité la souplesse et l’expression. Dans cet esprit, le jeune chef d’orchestre Mihhail Gerts, lui aussi estonien, est le partenaire qui convient. Cette interprétation ne remet pas en cause la discographie, sur l’évidence de laquelle nous ne reviendrons pas, mais elle mérite le détour pour la part de pudeur qu’elle dévoile. 

Le programme se prolonge par le Concertino pour piano et orchestre d’Eduard Tubin qui date de 1944/45, époque à laquelle le compositeur quitte son Estonie natale pour la Suède en raison de l’occupation soviétique. C’est à Stockholm que l’œuvre est créée en octobre 1945. Cette partition d’un peu plus de vingt minutes se compose de trois mouvements enchaînés dont la partie soliste, très virtuose, place le piano dans l’esprit de Stravinsky, Bartok et Kodály, avec lequel Tubin étudia à Budapest en 1938. Mihkel Poll montre ici une autre facette de son talent : il déploie des effets sonores qui, cette fois, font appel à une emphase qui, selon le propos judicieux de la notice de Kristel Poppel, est le fruit de réminiscences de Tchaïkovsky, de Grieg et de… Rachmaninov. Les interprètes détaillent avec clarté un décor pathétique, puis une cadence dans laquelle un violon nostalgique évoque la patrie regrettée, avant que les timbales n’installent un climat vibrant qui aboutira à un final resplendissant. La connivence estonienne piano/orchestre fonctionne à plein régime. Voilà une plaisante partition que l’on aimerait voir programmée plus souvent à l’affiche des concerts.

Ce CD Dux présente deux visages artistiques de Mikhel Poll, tous deux attractifs, car le pianiste ose, dans Rachmaninov, une approche subtile que l’on appréciera en fonction de l’idée personnelle que l’on se fait de cette partition aux multiples visions. Pour Tubin, l’image rabâchée du « chant dans l’arbre généalogique » est tout à fait de circonstance. On notera que la prise de son du concerto de Tubin est mieux équilibrée que celle du Rachmaninov, parfois un peu plus lointaine.

Son : 8,5  Notice : 8  Répertoire : Rachmaninov 10 ; Tubin : 9  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix    

 

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