Cour d’Innsbruck : magie des polyphonies vénitiennes au crépuscule de la Renaissance

Spiritus Domini. « Œuvres sacrées de l’organiste de cour d’Innsbruck ». Paul Sartorius (c1569-1609) : Alleluia - Surrexit Dominus. Missa Laudate Dominum (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus, Agnus Dei). Exaltata est hodie. Maria Magdalena. Repleti sunt omnes. Spiritus Domini. Johann Stadlmayr (c1575-1648) : Regina Coeli. Veni Creator. Dum complerentur. Marini Consort Innsbruck. Ana-Maria Brkic, Franz Vizthum, cantus. Bernd Oliver Fröhlich, altus. Hermann Oswald, Wilfried Rogl, ténor. Clemens Kölbl, Martin Senfter, basse. Matthijs Lunenburg, cornet, flûte. Bethany Chidgey, cornet. Norbert Salvenmoser, Cas Gevers, Fritz Joast, Georg Pranger, trombone. Reinhild Waldek, harpe. Alexandra Lechner, violone. Hubert Hoffmann, théorbe. Johannes Giesinger, colascione. Lukas Ausserdorfer, orgue. 2022. Livret en allemand, anglais ; paroles en latin et traduction bilingue (les paroles de l’Ordinaire de la messe ne sont pas reproduites). 51’30’’ Musikmuseum 69 CD 13078
Après un album consacré au répertoire profane à la cour de Maximilian III (1558-1618) et Ferdinand II (1578-1637), le label Musikmuseum piloté par Franz Gratl continue sa valorisation du patrimoine tyrolien, et documente cette fois le spectre sacré, en se focalisant sur Paul Sartorius (c1569-1609), organiste de la cour d’Innsbruck. Contrairement à la culture jésuite de son neveu Ferdinand pour lequel il assura la régence, et malgré la piété catholique de sa mère espagnole, Maximilian évolua dans un cadre humaniste et tolérant envers le protestantisme, modérant le zèle de la Contre-Réforme. L’héritage franco-flamand, diffusé par des maîtres du nord, était encore vivace à la cour, même si dans le cercle progressiste de Graz s’affirmait la manière italienne. On y relève la présence d’Annibale Padovano parmi les instrumentistes de la Hofmusik, et du Vénitien Simone Gatto en tant que Kapellmeister.
À la résidence de Mergentheim, dans l’actuel Bade-Wurtemberg, alors siège des comptes de l’Ordre teutonique dont il était Grand Maître, Maximilian avait constitué sa propre chapelle, sous l’égide du Liégeois Ägidius Bassengius (c1550-1595). Peu avant sa disparition en 1595 y avait été embauché l’organiste Paul Sartorius, qui dès 1602 et pendant une quinzaine d’années accompagna à Innsbruck le « Deutschmeister » qui régnait sur le Tyrol et la Souabe. Au service du souverain, il fut bientôt rejoint par le Bavarois Johann Stadlmayr, en 1607, arraché au Prince-Évêque de Salzbourg. Tenu en haute estime et grassement rémunéré par Maximilian, il fut envoyé en avant-poste comme directeur de la Hofmusica, lors de solennelles ambassades telles qu’à Ratisbonne en 1613.
Abordant ces deux compositeurs, le disque combine une séquence liturgique pour les temps de Pâques et Pentecôte. Élève de Leonhard Lechner (c1553-1606) et peut-être de Ruggiero Giovanelli (c1565-1625) à Rome, Sartorius fut sous cet angle un disciple de l’école palestrinienne dont il suivit l’empreinte esthétique dans ses messes et motets. C’est pourtant l’apparat de la cité sérénissime qui illumine les œuvres ici enregistrées. Le programme emprunte quatre pièces de son fondamental recueil Sacrae cantiones publié dans la ville des Doges en 1602, pour six à douze voix et instruments, à la manière polychorale pour les polyphonies les plus fournies. Ainsi le majestueux motet pascal Alleluia - Surrexit Dominus qui introduit cette anthologie, ou le Spiritus Domini qui mêle deux chœurs à cinq parties. Considérant l’effectif de sept chanteurs réunis pour ces sessions de mai 2022 en la Seminarkapelle d’Innsbruck, on devine quelques aménagements pour respecter la large nomenclature dérivée des cori spezzati… Du moins, l’ample acoustique du lieu n’en trahit pas l’esprit, ni le faste.
Les motets Maria Magdalena et Repleti sunt omnes confrontent deux ensembles, à l’instar de la Missa Laudate Dominum à huit parties qui nous est intégralement proposée. Relevant du genre de la messe-parodie, structurant des blocs homophones pour l’essentiel, avec quelques incursions contrapuntiques, elle se fonde sur un psaume dont le compositeur n’a pas été identifié. Les trois œuvres de Stadlmayr reflètent différents ferments et avèrent que sa plume maniait aussi bien le stile antico que le stile nuovo : archaïsmes légués par la Renaissance (l’hymne Veni Creator en alternatim de Grégorien), influence des spatialisations de Giovanni Gabrieli à la basilique San Marco (Dum complerentur avec le délicieux appoint d’une flûte à bec), et même les innovations en stile concertato dans le délicat Regina coeli.
Spécialisé dans cette époque de transition, familier des déploiements de l’école vénitienne, le Marini Consort s’honore d’une prestation experte, fervente, et non moins séduisante. L’équipe de souffleurs (cornets, trombones) magnifie l’architecture des voix justes, pleines et agiles. Le treillis de harpe, théorbe et colascione assure les élans, il les relance (Repleti sunt omnes), les auréole... Certes toutes les étapes n’atteignent pas l’ultime perfection : on imaginerait un peu plus d’enthousiasme pour Maria Magdalena, on souhaiterait un Dum complerentur d’une cohérence plus affutée, plus allante. Mais ces réserves restent minimes, au sein d’un grisant parcours auquel les micros de Simon Lanz garantissent une onction du plus haut raffinement. Rarement accordons-nous la cote maximale pour la qualité sonore, mais force est d’avouer que la captation se distingue par une transparence, une finesse, une subtilité de timbres et une restitution de l’espace absolument confondantes.
Christophe Steyne
Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9,5