Cycle George Benjamin à Lille : lyrisme contemporain
Alexandre Bloch et l’Orchestre national de Lille ont imaginé un cycle de concerts sur l’un des compositeurs les plus représentatifs de notre temps : George Benjamin (né en 1960). À cette occasion, deux grandes œuvres sont entrées au répertoire de l’ONL : le Concerto pour orchestre et l’opéra Written on Skin. Entre les deux, un concert flash autour de Piano Figures par l’ensemble Miroirs Étendus.
Le concert du 18 janvier, sous la direction de George Benjamin lui-même, est construit avec des pièces qui ont marqué sa vie de compositeur, mais aussi en quelque sorte en hommage à la France. Le compositeur lui-même confie à Alexandre Bloch, le directeur musical de l’ONL, qu’il s’agit d’un programme « très personnel ». Les Offrandes oubliées pour évoquer Olivier Messiaen qui, en tant que son professeur de composition dès l’âge de 16 ans, a joué « un rôle capital » dans sa vie et « éprouve une gratitude infinie à son égard ». Il considère La Mer de Debussy comme « le sommet de l’art de Debussy », avant d’ajouter qu’il a entendu ce triptyque pour la dernière fois à Londres, juste avant le confinement, dirigé par… Alexandre Bloch ! Et, entre eux, Lontano de Ligeti, le compositeur qu’il a bien connu personnellement.
Ses gestes jamais brusques dans sa direction font transparaître sa grande sensibilité aux timbres que proposent différentes combinaisons d’instruments, ainsi que son écoute aiguisée jusqu’au moindre détail. Ainsi, dans son Concerto pour orchestre, où les cordes, les bois, les cuivres et les percussions donnent des figures sonores diversifiées, contrastées et fusionnées, tantôt en se mêlant, tantôt en se chevauchant. La musique, bien que qualifiée d’« insaisissable » par le compositeur, est un festin de timbres. Sur un tapis sonore créé par une pédale de plusieurs instruments, parfois tel un orgue à bouche, chaque instrument a un moment de solo, court ou long. On sent dans l’interprétation la concentration des musiciens au plus haut niveau, pour répondre à la subtilité de la partition et aux indications exigeantes du compositeur. Dans Ligeti, les extraordinaires bois au début lancent un élan qui traverse toute l’œuvre, alors que les effets divers de la nature dans La Mer -changement de lumières, miroitement d’eau, balancement de vagues ou sifflement du vent ; écumes, houles, déferlement- sont minutieusement détaillés par la direction de George Benjamin qui ne laisse échapper les moindres intentions de Debussy.
Au concert flash du lendemain à 12h30, l’ensemble Miroirs Étendus en petit effectif (piano, violoncelle et voix) propose une heure de musique autour de Piano Figures de Benjamin. L’excellent pianiste Romains Louveau, inspiré et expressif, rend palpable la complexité de ces petites pièces pourtant censées être destinées « aux enfants ». L’ensemble du programme (Britten, Ligeti, Debussy) souligne lui aussi la variation des timbres et des couleurs grâce au violoncelle alerte de Michèle Pierre et à la voix sensuelle de Victoire Bunel.
Une semaine plus tard, le clou du cycle Benjamin, l’opéra Written on Skin, est donné dans une version de concert sous la direction d’Alexandre Bloch. L’œuvre, créée en 2012 au Festival d’Aix-en-Provence, est inspirée d’une légende occitane de la fin du XIIe siècle mais vue par le prisme du XXIe siècle. Dans une mise en espace proche de la mise en scène, avec quelques accessoires dont des pages enluminées -le titre fait entre autres référence à des manuscrits sur parchemin-, l’opéra traite un sujet sur la jalousie. Un mari autoritaire et manipulateur tue l’amant de sa femme, enlumineur invité à immortaliser en image sa gloire, fait manger le cœur de celui-ci, avant de tenter de tuer également l’épouse qui se suicide. Bref, on dira aujourd’hui qu’il s’agit d’une histoire de féminicide par un pervers narcissique. Quoi qu’il en soit, Alexandre Bloch se montre à la fois précis et dynamique à jamais, pour faire ressortir de son orchestre et des chanteurs une atmosphère très particulière : d’abord indéfinissablement inquiétante puis cruelle, le tout dans un ton distant et froid. Les instruments inhabituels, tels que la viole de gambe, l’harmonica de verre, le clavecin, ainsi qu’une série de percussions, émergent d’un fond sonore comme une prise de conscience plus ou moins évidente. Le chef, exigeant, place chaque note avec précision d’orfèvre et chaque pupitre réagit avec grande souplesse. Ainsi, sans aucune rigidité, le plus violent sentiment s’exprime par l’extraordinaire flegme global qui règne tout au long du drame.
Côté chanteurs, Magali Simard-Galdes, qui avait gravé ce personnage sur un disque, livre une véritable performance notamment dans des intervalles improbables toujours impeccablement placés avec tant de nuances, derrière lesquels est cachée une passion dévorante. Si Evan Hughes convainc vocalement, le personnage psychologique du Protector (le mari d’Agnès) l’est un peu moins, mais son chant laisse présager une belle reprise si le temps lui permet une immersion totale dans la peau de ce tyran. Le contre-ténor Cameron Shahbazi exprime formidablement une certaine fragilité du Boy (enlumineur). Krisztina Szarbó (Marie) et Alesdair Kent (John) jouent chacun(e) un double rôle avec celui d’anges qui assurent la partie du chœur. Leurs prestations montrent avec éloquence que les rôles secondaires ont autant d’importance que les principaux protagonistes. Les chanteurs réussissent tous à exprimer la froideur effrayante des attitudes de leurs personnages par et dans un lyrisme contemporain d’une intensité inouïe.
Ce cycle George Benjamin est l’un des derniers grands projets d’Alexandre Bloch en tant que directeur musical de l’ONL, avant de quitter ce poste à la fin de cette saison. Il y réussit brillamment, laissant ainsi une empreinte incontestable et durable de son passage dans cette formation emblématique pour le développement de la culture dans la région.
Concerts des 18, 19 et 25 janvier 2024, au Nouveau Siècle de Lille.
Victoria Okada
Crédits photographiques : © Boris Rogez et Ugo Ponte - ONL