Picture a Day Like This de George Benjamin à l'Opéra Comique
L’œuvre, qui s’étend sur un peu plus d’une heure, est traversée par une atmosphère perpétuellement mystérieuse et inquiétante. Au commencement, un silence. Ce silence dense et troublant précède le début de l’histoire, instaurant une attente qui saisit l’auditoire. La scène, faiblement éclairée, dévoile un enclos aux parois de miroirs, renvoyant à chaque personnage le reflet de sa propre image.
La protagoniste, une mère en deuil, exprime d'abord la perte de son enfant avec un détachement apparent, presque distant, avant que la douleur ne l’envahisse. Elle lit alors dans un livre : « Trouve une personne heureuse en ce monde et prends un bouton de la manche de son vêtement. Fais-le avant la nuit et ton enfant vivra ». Commence alors son voyage initiatique, ponctué de rencontres singulières : Les Amants en extase, L’Artisan fier de ses créations, La Compositrice au sommet de sa gloire parcourant le monde, Le Collectionneur qui détient tous les chefs-d’œuvre du globe, et Zabelle habitant son jardin-paradis. Tous se disent heureux, mais finissent par révéler une angoisse profonde et un malheur qu’ils ne parviennent pas à apaiser. La Femme trouvera-t-elle alors ce qu’elle est venue chercher ?
Le livret se compose de phrases courtes, parfois hachées, évoquant le déchirement intérieur des personnages. Ces fragments de texte prennent vie dans une musique construite sur des micro-intervalles ou de larges sauts d’intervalles, signature caractéristique de l’écriture de George Benjamin. D’une atmosphère calme rendue par les micro-intervalles surgissent parfois des éruptions de sentiments intenses, soulignées par ces écarts soudains. Benjamin affine également la caractérisation de chaque scène et personnage grâce à des choix instrumentaux subtils : pour la scène des Amants, par exemple, il recourt à un instrumentarium particulier comprenant des flûtes ténor et basse ainsi qu’une clarinette contrebasse.
Les sept instruments à cordes parviennent, à certains moments, à créer l’illusion d’un ensemble plus vaste, exploitant pleinement l’acoustique de la salle, idéale pour une formation réduite. Avec seulement 21 musiciens de l’Orchestre philharmonique de Radio France, qu’il dirige lui-même, George Benjamin élargit ou resserre la palette sonore à sa guise. Quelques instants de silence viennent relâcher la tension ou suspendre le discours, ajoutant à l’effet dramatique. On assiste ici à une véritable magie orchestrale, chaque pupitre révélant une finesse d’exécution remarquable, confirmant la virtuosité du compositeur dans son art de varier couleurs, intensités et tensions.
La mise en scène et la scénographie de Daniel Jeanneteau, accompagnées des éclairages subtils de Marie-Christine Soma, s’harmonisent parfaitement avec la musique, elle-même en adéquation totale avec le livret. Dans cet espace délimité -par les parois de miroir comme nous l’avons déjà évoqué-, différentes possibilités scéniques sont exploitées à l’aide d’accessoires soigneusement choisis : le lit des Amants, le trône cloisonné de l’Artisan, ainsi qu’un tapis roulant contraignant la Compositrice à marcher sans relâche. Pour évoquer le « jardin parfait » de Zabelle, Hicham Berrada propose une vidéo d’images symétriques, inspirée de l’idéal du jardin céleste. Fruits d’échanges approfondis avec le librettiste Martin Crimp, ces éléments visuels allient sobriété et éblouissement.
Sur le plateau, cette production réunit des chanteurs exceptionnels. Il devient difficile d’imaginer une autre interprète que Marianne Crebassa pour incarner la Femme : sa voix riche et profondément expressive semble infiniment malléable, capable de passer des émotions les plus délicates aux cris de cœur les plus intenses, tout en maintenant une palette de couleurs et de nuances variées sur une tessiture d’une grande étendue. Dans les rôles des deux Amants, puis de la Compositrice et de son assistant, la soprano Beate Mordal et le contre-ténor Cameron Shahbazi déploient leurs timbres vocaux avec brio, parfois en fusion, parfois en contraste, offrant ainsi un jeu de textures vocales saisissant.
John Brancy endosse lui aussi deux rôles, d’abord celui de l’Artisan habillé en costume aux boutons (créé par Marie La Rocca), figure désespérée face aux ravages de la modernisation, puis celui du Collectionneur, obsédé et prisonnier par l’idée de la possession. D’une aisance technique impressionnante, il déploie une voix qui dépasse les limites de la tessiture de baryton, exprimant tour à tour l’orgueil, la détresse et le désespoir au fil de la partition. Enfin, Anna Prohaska, alias Zabelle, qui défend à la Femme de s’approcher, prête à ce personnage mi-réel, mi-irréel un timbre d’abord lumineux, puis une voix éthérée qui semble surgir d’un lieu lointain, peut-être des profondeurs de la terre.
En somme, Picture a Day Like This est une œuvre d’une intensité rare, où musique, mise en scène et interprétation se fondent pour offrir une quête de bonheur hautement philosophique. La virtuosité de George Benjamin et Martin Crimp, servie par une distribution remarquable et une équipe artistique exceptionnelle, transporte le spectateur dans un voyage intérieur aussi mystérieux que bouleversant.
Paris, Opéra Comique, 27 octobre 2024
Crédits photographiques : © Stefan Brion
Victoria Okada