Daniel Lozakovich, portrait de luxe d'un jeune virtuose

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Piotr Ilyitch TCHAÏKOVSKI (1840-1893) : “None but the Lonely Heart” : Concerto pour violon et orchestre op. 35 ; six pièces pour violon et piano ou orchestre. Daniel Lozakovich, Orchestre Philharmonique National de Russie, direction  :Vladimir Spivakov ; Stanislav Soloviev, piano. 2019. Livret en anglais et en allemand. 66.47. Deutsche Grammophon 483 6086.

Né en 2001 à Stockholm où ses parents, issus de l’ex-URSS, s’étaient installés, le jeune prodige Daniel Lozakovich a signé en 2016 un contrat avec Deutsche Grammophon, à la suite duquel un CD consacré aux deux concertos pour violon de Bach et à sa Partita n° 2 a séduit la critique. Cette fois, à 18 ans, c’est à Tchaïkowski qu’il s’affronte. Ce jeune prodige s’est produit pour la première fois avec orchestre à l’âge de neuf ans dans la Méditation de Thaïs avec les Virtuoses de Moscou dirigés par Vladimir Spivakov, qui l’a en quelque sorte pris sous son aile, tout comme d’ailleurs Valéry Gergiev avec lequel Lozakovich a déjà joué. Il a étudié à Karlsruhe avec Josef Rissin (qui a été notamment le professeur de Sergeï Khachatryan). A Genève, où il s’est installé, il travaille maintenant avec un pédagogue privé, Eduard Wulfson.  

Le compositeur du Lac des Cygnes a connu une période difficile dans la deuxième partie de l’année 1877. Profondément perturbé par la mascarade de son mariage raté avec Antonina Milioukova, Tchaïkowski entreprend un voyage avec son frère Modeste. Tous deux louent à Clarens, près de Montreux, la Villa Richelieu située au bord du lac Léman. De là, ils vont visiter Vienne, Venise, San Remo et Florence. Le retour à Clarens a lieu en mars 1878. C’est alors que Tchaïkowski découvre avec enthousiasme la Symphonie espagnole de Lalo qui le décide à composer un concerto pour violon, écrit en quelques semaines. Il le destine à Léopold Auer qui l’estime trop tarabiscoté. C’est un autre virtuose, Adolf Brodski, qui le créera à Vienne. Après la disparition de Tchaïkowski, Auer daignera l’exécuter, après des modifications personnelles.

Ce cheval de bataille du violon peut inciter le soliste à tous les excès en matière de démonstration technique au point de le galvauder. Ce n’est jamais le cas de Lozakovich qui a bien compris ce que Tchaïkowski écrivait le 18 mai 1878 à Madame von Meck qui ne semblait guère apprécier le premier mouvement : « Remarquez aussi, chère amie, qu’il faut le jouer très doucement, comme un andante. » Au-delà de l’aisance technique, Lozakovich fait la démonstration de la beauté de sa sonorité et de son expressivité (il s’agit d’un enregistrement en public d’avril 2019 réalisé dans la Salle Svetlanov de la Maison Internationale de la Musique à Moscou). L’Allegro moderato initial se nimbe ainsi d’un rayonnement lumineux et la Canzonetta qui suit traduit avec finesse toute la mélancolie que le compositeur y a distillée. L’Allegro vivacissimo final est pris à bras-le-corps, dans une envolée lyrique irrésistible. Lozakovich allie la virtuosité à la musicalité, emportant l’adhésion dans un climat séduisant. Une magnifique version qui montre tout le registre de ce jeune talent qui se confirme dans les compléments de programme, qu’il s’agisse de l’arrangement délicat pour violon et piano réalisé par Mischa Elman de l’opus 6 n° 6 qui donne son titre au CD, None but the Lonely Heart, basé sur une mélodie de Goethe Nur wer die Sehnsucht kennt, ou de l’extrait, toujours avec piano (Stanislav Soloviev est un soutien attentif), du Souvenir d’un lieu cher ou encore de transpositions avec orchestre d’un air d’Eugène Onéguine ou de la Valse-scherzo op. 34, dans laquelle Lozakovich se laisse griser par le charme de la mélodie. A la tête de l’Orchestre Philharmonique National de Russie, Vladimir Spivakov, parfait complice, fournit à son jeune ami l’écrin nécessaire pour déployer ses ensorcelants atouts. Lozakovich, qui joue sur le Stradivarius « Le Reynier » de 1727 qui appartint à Salvatore Accardo, émet le souhait d’enregistrer bientôt le Concerto de Beethoven (avec Gergiev ?). Acceptons-en l’augure.

On pourrait sans doute ergoter sur la présentation assez kitsch du livret qui accompagne cette splendide interprétation. Deutsche Grammophon, qui avait déjà versé dans l’originalité en habillant les Rachmaninov de Trifonov d’un environnement de trains coloré, a choisi pour illustrer les pages intérieures du livret du CD de Lozakovitch de tristounettes photographies en noir et blanc, quelques touches de bleu n’y ajoutant guère de clarté. Elles ont été prises dans l’Hôtel des Trois Couronnes à Vevey, où Tchaïkowski résida, avec vue sur le lac. Même si la notice explique que le violoniste lui-même aurait choisi le lieu pour évoquer son disque, on ne peut s’empêcher de penser que cette touche sombre est en totale contradiction avec le jeu ensoleillé d’un interprète promis à un très bel avenir. 

Son : 8  Livret : 6   Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

  

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