Dietrich Fischer-Dieskau, un centenaire en miroir du temps
L’immense baryton Dietrich Fischer-Dieskau est né il y a 100 ans. A cette occasion les hommages se multiplient avec la réédition par Warner d’un coffret reprenant l'inégalité de ses albums de lieder et de mélodies pour les labels HMV, Emi Electrola, Teldec et Erato. De son côté, le brillant baryton Benjamin Appl, qui a eu la chance d'étudier avec le grand musicien, fait paraître un superbe livre disque (Alpha) qui est un hommage personnel à son mentor.
Il y a des artistes, comme Dietrich Fischer-Dieskau, ou Maria Callas devant lesquels le critique est à court de mots, comment rendre compte, comment mettre des mots sur des talents légendaires. Rien ne sert de refaire leur biographie ou de vider le dictionnaire de ses superlatifs, dans cet article, nous laissons la parole à Manuel Fischer-Dieskau, le fils de l’artiste et à Benjamin Appl.
La première réflexion qui nous vient à l’esprit est la place du musicien dans la mémoire collective et que retenir de cet immense artiste ? Benjamin Appl nous confie “en tant que chanteur, j'admire beaucoup de choses chez lui. Tout d'abord, bien sûr, sa voix magnifique, associée à une intelligence remarquable et à une profonde sensibilité. Mais au-delà de cela, je respecte profondément son importance historique dans la culture allemande, en particulier dans le domaine du lied.”. Pour son fils Manuel : “même s'il y a peut-être maintenant quelques dignes successeurs, à mon avis, il conservera toujours une position particulière dans le domaine du chant. Cela reflète au moins le grand respect que je ressens encore aujourd’hui parmi tous mes collègues chanteurs lorsqu’ils parlent de mon père. Ses enregistrements ont tout simplement établi des normes qui serviront certainement d’exemples à de nombreuses générations futures de chanteurs”.
Mais comment travaillait-il ses partitions en fonction de, son fils Manuel nous précise : “il n’avait certainement pas de « liste de classement ». Il était toujours ouvert à tous les types de bonne musique et consacrait cent pour cent de son énergie artistique au répertoire qu'il chantait, qu'il s'agisse de Bach, Mozart, Schubert, Wolf, Britten ou Reimann. Pour mon père, la préparation d’un programme de concert incluait toujours une étude intensive de l’environnement du compositeur, des influences – artistiques ou sociales – auxquelles le compositeur était exposé. Il a lu leur correspondance, étudié d’autres compositions créées à une époque similaire, regardé des tableaux de grands peintres créés l’année où les compositions respectives ont été créées, etc.
D’un point de vue purement « technique », mon père était l’un des rares artistes qui, dès leur plus jeune âge, avaient le « luxe » de répéter des programmes de chant ou des rôles d’opéra à l’aide de leurs propres enregistrements. Une image courante que j’ai en tête est celle de mon père se promenant dans le jardin avec un petit magnétophone à cassettes à l’oreille, chantant ses enregistrements pour rafraîchir sa mémoire de chansons ou de parties d’opéra. D'un point de vue artistique, chaque nouvelle rencontre avec des partenaires différents au piano ou au pupitre du chef d'orchestre était, bien sûr, incroyablement importante et stimulante pour lui. C’est pourquoi il aimait changer si souvent de partenaire au piano.”

Le chanteur était passionné par l’enseignement, Benjamin Appl qui a participé à ses masterclasses et a bénéficié de cours particulier avec le maître, nous énonce : “son enseignement allait bien au-delà de la technique vocale et de l'interprétation : il s'agissait d'habiter émotionnellement et intellectuellement le morceau, de s'y plonger aussi profondément que possible. Il encourageait à se remettre constamment en question, à toujours rechercher de nouvelles perspectives. Il ne se contentait jamais d'une simple interprétation, il cherchait à créer quelque chose d'entièrement nouveau à chaque fois. C'est surtout cela qui m'a le plus inspiré pendant les nombreuses leçons que j'ai eu la chance de suivre avec lui.”
Autre caractéristique de sa personnalité, une infinie curiosité. Naturellement, Dietrich Fischer-Dieskau excellait dans le lied allemand et ses grands classiques de Brahms, Mahler, Schubert, Schumann, Loewe, Strauss, Wolff, mais il allait également vers des univers moins fréquentés, comme ceux de Pfitzner, Eisler, Schoeck, Matthus. Polyglotte artistique, il pouvait être tout autant à son aise dans le répertoire français, anglais ou russe. Mais d'où venait cette curiosité, pour Benjamin Appl : “c'était vraiment un artiste de la Renaissance, profondément curieux et intéressé par presque tout. Au-delà de son chant extraordinaire, il peignait beaucoup (il a créé environ 5 000 œuvres), jouait du piano tous les jours, écrivait de nombreux livres, enseignait beaucoup et s'adonnait à de nombreuses autres passions. Tout cela enrichissait profondément son enseignement. Il était sans cesse en quête de profondeur et de sens, et il attendait la même chose des élèves avec lesquels il choisissait de travailler.”
Dietrich Fischer-Dieskau, c’est aussi un artiste et une figure qui dépasse le simple cadre de la musique, ainsi Benjamin Appl nous narre “ après la Seconde Guerre mondiale, il a contribué à transformer cette forme d'art qu’est le lied et il est devenu le symbole d'une Allemagne nouvelle, plus humaine. Dans des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni, où tant d'Allemands avaient fui pendant la période nazie, ayant perdu foi en leur patrie, il est devenu un symbole de paix et de réconciliation.”
- Un coffret magistral et essentiel

Warner réédite un plantureux coffret de 79 disques reprenant l’intégralité de ses enregistrements de lied et de mélodies, avec un accompagnement pianistique ou orchestral, en provenance de différents labels comme HMV, Emi Electrola, Teldec et Erato.
Si certains grands enregistrements sont des classiques et ont été réédités à maintes reprises d’autres nous étaient inconnus comme les quelques gravures pour Teldec avec les lieder de Hans Eisler, dont le Hollywood Songbook ou les mélodies françaises de la Belle époque avec un parcours qui s’étend de Gounod à Fauré, en passant par d’Indy ou Pierné. Mais quel enregistrement retenir absolument pour Benjamin Appl : “j'admire profondément ses enregistrements des Kindertotenlieder de Mahler, une œuvre qui a pris une importance considérable dans sa vie. Elle est étroitement liée à la perte précoce de son jeune frère, Martin, qui souffrait d'épilepsie. En 1944, les nazis ont enlevé Martin à sa famille et l'ont assassiné, un événement dévastateur qui a profondément bouleversé Fischer-Dieskau. Cette tragédie personnelle résonne dans chaque note de son interprétation, lui conférant une profondeur et une tristesse qui transcendent la musique elle-même. Pour notre part, ce serait également Mahler avec cette fabuleuse intégrale du Knaben Wunderhorn de grand luxe avec Elisabeth Schwarzkopf en compagnie du London Symphony Orchestra sous la direction de George Szell. La beauté du timbre de chanteur, sa maîtrise stylistique et sa connaissance de l’esprit même de ce cycle, nous mènent tant dans la musique que dans la narration. On admire aussi cette faculté à aller au fond des choses avec cette intégrale des lieder de Richard Strauss avec le fidèle complice Gerald Moore, dénominateur commun de tant d’aventures musicales. Saluons enfin, cette rencontre aux sommets entre le baryton et Sviatoslav Richter pour une Belle Maguelonne de Brahms Ce coffret est une boîte aux multiples trésors à déguster à la carte ou ou menu en fonction de ses humeurs du moment.
- L’hommage de Benjamin Appl, tel un livre de souvenirs

De son côté, Benjamin Appl nous propose un véritable livre disque avec une sélection d'œuvres qui retrace la chronologie de vie du Dietrich Fischer-Dieskau. Comment cet album a-t-il été conçu : “depuis des années, je pensais créer un album pour rendre hommage à celui que Leonard Bernstein a un jour qualifié de « chanteur le plus important du XXe siècle ». Dès le début, je savais que je ne voulais pas enregistrer une compilation de ses chansons préférées ou des lieder les plus connus de Schubert. Il interprétait ces œuvres avec une telle profondeur et une telle perfection que toute tentative de suivre ses traces aurait semblé superflue, voire impossible.
Ce qui m'a toujours fasciné, ce sont ses premières années : son enfance à Berlin dans une famille où son père et son frère aîné, Klaus, composaient de la musique (certaines de leurs œuvres figurent sur cet album) ; son passage en tant que jeune soldat allemand en Russie ; et les années qu'il a passées comme prisonnier de guerre dans un camp américain en Italie. Il est évident que ces expériences formatrices l'ont marqué plus que toute autre période de sa vie. À partir de là, il m'est apparu évident que cet album devait suivre le chemin de sa vie, retracer le parcours émotionnel et artistique qui a fait de lui l'artiste qu'il est devenu” .
Cet album se distingue également par la richesse de son texte et de ses illustrations, Benjamin Appl nous précise : “au cours des deux dernières années, j'ai eu le privilège extraordinaire de pouvoir explorer presque tous les documents privés qu'il a laissés : lettres, journaux intimes, contrats, programmes, et bien plus encore. À partir de ces archives remarquables, j'ai décidé de créer un livre qui accompagnerait l'album, retraçant les moments clés de sa vie qui l'ont façonné en tant que personne et en tant qu'artiste.
Il était délicat de trouver le juste équilibre : honorer la vie privée d'un homme qui était de nature timide et qui se livrait rarement au public, tout en offrant un aperçu significatif des expériences personnelles qui l'ont profondément influencé. Ce processus a été extrêmement enrichissant, non seulement parce qu'il m'a permis de renouer avec mon ancien mentor à travers l'intimité de son écriture, mais aussi parce qu'il m'a fait découvrir des facettes nouvelles et inattendues de sa personnalité riche, complexe et nuancée.
A écouter :
Dietrich Fischer-Dieskau. Lieder & Songs on Warner Classics: Complete HMV, Electrola, Teldec & Erato Recordings. 1 coffret de 79 CD Warner Classics. 5021732475459
Hommage à Dietrich Fischer-Dieskau. Benjamin Appl, baryton ; Julien Bailleu, piano. 1 Livre disque Alpha 1131
Crédits photographiques : Warner Classics