Josef Krips, Mozart mais pas que !

Josef Krips Edition. Volume 1 1947-1955. London Symphony Orchestra, London Philharmonic Opera, Wiener Philharmoniker, Concertgebouworkest, direction : Josef Krips. Livret en anglais. 22 CD Decca 484 4780
Josef Krips Edition. Volume 2. 1955-1973. London Symphony Orchestra, Wiener Philharmoniker, Wiener Symphoniker, Concertgebouworkest, Israel Philharmonic Orchestra, direction : Josef Krips. Livret en anglais. 21 CD Decca 484 4829.
Le chef d’orchestre Josef Krips (1902-1974) est décédé il y a 50 ans. Figure majeure de l’histoire de la direction d'orchestre, ce musicien, comme tant d’autres, est tombé dans un oubli certain. Decca Eloquence Australia nous offre une sacré séance de rattrapage avec deux splendides coffrets qui reprennent l'intégralité de ses legs pour Decca, Philips et DGG. Une occasion de nous replonger dans le parcours de ce chef, l’importance de son legs et la notion de tradition interprétative.
Josef Alois Krips voit le jour à Vienne en 1902. Il est le fils aîné du docteur Jacob alias Josef Krips, juif d'origine converti au catholicisme, qui avait épousé en 1901 de Luise Seitz, catholique. De cette union naissent Henrich et Josef Krips qui seront tous les 2 chefs d’orchestre…Bien moins connu que son frère, qui sera programmé sous le nom de Henry Krips (1912-1987) fera une honorable carrière, essentiellement en Australie.
A Vienne, Josef Krips apprend le violon et le piano. Il est l'élève de Eusebius Mandyczewski et de Felix Weingartner. Le premier fut un ami proche de Brahms et auteur d’une édition critique des lieder de Schubert ainsi que d’un essai sur Beethoven ; le second fut l’un des grands chefs d’orchestre de son temps. Weingartner était l’élève de Liszt mais surtout l’un des piliers de l’édition complète des œuvres de Berlioz (son compositeur préféré avec Beethoven) puis de celles de Haydn. Weingartner marqua l’art de l’interprétation par une approche objective des partitions : suivre le texte musical et ses indications par rapport à une approche plus subjective, romantique et libre avec le texte. Cette conception musicale marquera l’art de Krips.
Krips construit une carrière de chef d’orchestre pas à pas selon les moeurs professionnels de l'époque : assistant pour les choeurs auprès de Felix Weingartner à Vienne au Volksoper de Vienne, il monte au pupitre à l’âge de 19 ans pour une représentation sociale d’un Bal masqué de Verdi. Il obtient son premier poste à Aussig (désormais Ústí nad Labem en République tchèque) dans la région germanophone des Sudètes. Il y passe de 2 ans en 1924 et 1925 avant de devenir chef à l’opéra de Dortmund (1925/1926) avant d’obtenir le poste de directeur général de la musique à Karlsruhe (1926-1933). Fort de ses succès, il revient s'installer à Vienne où il dirige au Staatsoper avant d'enseigner à l’Académie de musique à partir de 1935. En 1935, il fait de fracassants débuts au Festival de Salzbourg avec le Rosenkavalier.
L’Anschluss en 1938 met en frein à ce beau développement de carrière. Du fait des origines juives de son père, Krips est contraint de quitter l'Autriche. Il passe un temps à Belgrade où se distingue dans la fosse et au pupitre de la philharmonie locale, jusqu’à l’entrée en guerre de la Yougoslavie. Il retourne à Vienne où, interdit de diriger, il gagne sa vie en travaillant dans une usine de produits alimentaires.
La fin de la guerre marque une nouvelle page dans la carrière du chef. Tant de grands chefs d’alors ont maille à partir avec les autorités d’occupation pour avoir continuer de diriger sous la régime nazi. Krips est alors au centre des activités et il joue un rôle considérable dans la renaissance et la reconstruction de la vie musicale autrichienne avec des grandes soirées tant dans la capitale qu’au festival de Salzbourg où il dirige un Don Giovanni de légende de 1946. En 1947, il est à Londres pour une tournée du Staatsoper et son Don Giovanni impressionne les producteurs de disques qui se rapprochent du chef pour lui faire signer des enregistrements à Vienne et à Londres.
Sa notoriété dépasse les frontières autrichiennes et sa carrière internationale se développe. En 1950, Krips est à la tête du London Symphony Orchestra avant d’émigrer aux USA pour prendre la direction du Buffalo Philharmonic (1954-1963) et du May Festival de Cincinnati (1954-1960). En 1963, il est désigné directeur artistique du San Francisco Symphony Orchestra, poste qu’il occupera jusqu’en 1970 quand il décide de revenir en Autriche. Il est alors à la tête des Wiener Symphoniker à la suite du départ de Wolfgang Sawallisch.
Chef invité, il se produit au pupitre de grands orchestres tissant des liens avec l’Orchestre national de l’ORTF pour lequel il est un mentor dans le répertoire classique allemand. Chef de fosse, il continue d’assurer de nombreuses représentations lyriques dans les grandes maisons internationales et même au festival de Bayreuth où il dirige les Maîtres chanteurs de Nuremberg en 1961.
Le 8 juin 1974, Josef Krips dirige sa dernière représentation, au Palais Garnier à Paris, dans une production de Così fan tutte de Mozart. Il meurt le 13 octobre 1974 à Genève.

Mozart et la quadrature du style
Mozart est le cœur du répertoire de Josef Krips. Le chef joua un rôle majeur dans le renouveau mozartien après la seconde guerre mondiale dont les maîtres mots sont : refus du pathos, esprit presque chambriste, recherche d’un son transparent et pour l'opéra préférer des voix légères.
Dès lors, on ne sera pas surpris que Mozart soit très présent au fil de ces deux coffrets. En tête d’affiche, on retrouve l’intégrale que le chef avait amorcée pour Philips au pupitre du Concertgebouw d’Amsterdam et dont seules les Symphonies n°20 à n°41 furent enregistrées. En effet, le décès du chef ne permit pas l’achèvement de cette somme (Philips confia ensuite à Sir Neville Marriner son achèvement). Ces sessions d’enregistrements s'appuyaient sur la dernière édition critique de la Neue Mozart-Ausgabe qui corrigeait les erreurs des précédentes éditions et envers laquelle Krips était très ouvert. Le directeur artistique du Concertgebouworkest Marius Flothuis était lui même un musicologue spécialiste de Mozart. Le terrain était fertile à une aventure discographique majeure.
Amorcée à une époque ou les baroqueux commençaient à revoir l'approche de Mozart mais surtout diffusé en CD quand les Harnoncourt, Bruggen, Gardiner faisait sauter la baraque mozartienne, ces gravures furent un tantinet dénigrée et ce dédain reste hélas encore assez fort… En effet, comment ne pas y avoir vu un combat des Anciens contre les Modernes, de la tradition contre la relecture.
On a fait incarner à Krips, la personnification d’une tradition viennoise, un peu replète et sucrée comme un verre de Sekt à la terrasse d’une gargote du Prater ? Pourtant, il est important de remettre cette notion face à la réalité. Certes le Mozart de Krips est joué en tutti et plutôt lent pour des oreilles contemporaines, cependant quelle leçon de style et de direction. Le trait n’est jamais épais et le discours s’anime comme les scènes d’un opéra avec un naturel et une fluidité exemplaires avec des mouvements lents toujours fabuleux flottant en apesanteur caractérisés par un dialogue chambriste entre les pupitres des vents.
Certes le Concertgebouworkes est un orchestre d’exception mais son attention aux inflexions de la direction est assez magistrale. Krips parvient aussi à donner une gravité et une ampleur dramaturgique à ces partitions qui traversent toutes les symphonies. Point d’évolution vers une maturité mozartienne qui exploserait dans les trois dernière mais une ligne de force commune. D’autres enregistrements de symphonies de Mozart sont également proposés dans les coffrets avec le London Symphony orchestra, partenaire essentiel de la carrière de Krips ou le Philharmonique d’Isräel. Du côté des concertos mozartiens, Krips accompagne Mischa Elman dans les Concertos n°4 et n°5 mais surtout Clifford Curzon dans des lectures aérées presque translucides des Concertos n°23 et n°24, un sommet de l’art interprétatif. Coté opéras deux grandes gravures avec les Wiener Philharmoniker : L’Enlèvement au sérail avec des chanteurs idoines dans un esprit de troupe (Wilma Lipp, Emmy Loose, Walter Ludwig, Peter Klein, Heinz Woester) mais surtout le légendaire Don Giovanni avec une distribution magistrale : Suzanne Dance, Lisa Della Casa, Hilde Gueden, Cesare Siepi, Fernando Corena, Walter Berry…Plus de 60 après cette gravure, cette intégrale reste l’une des pierres angulaires de toute la discographie et sans doute l’un des plus grands enregistrements. La direction de Krips est un modèle à la fois pleinement dramaturgique mais jamais brutal permettant à ces chanteurs de se fondre dans cette lecture. Opéras mais à l’orchestre, avec une sélection d’ouvertures des grands chefs d'œuvre, toujours menés avec tact et style mais moins impactantes que les symphonies. On sera un peu plus réservés sur un Requiem de Mozart assez daté de 1951 avec les Wiener Philharmoniker.
Au final, malgré parfois quelques réserves, ces gravures sont des parangons de style, des leçons de direction pour toutes celles et ceux qui pensent actuellement réinventer l'interprétation mozartienne.
Haydn, Beethoven, Schubert, Brahms, Schumann
Du grand répertoire, Krips nous gratifie d’autres lectures magistrales. On place aux sommets une Symphonie n°4 de Beethoven avec le Concertgebouworkest d’Amsterdam en 1954. Cette interprétation allie cette combinaison de les lignes verticales et horizontales ; motricité et soin à la lisibilité instrumentale sont les maîtres mots de cette Symphonie n°4 à l’élégance racée. Malgré son apparence physique reflétant une bonhomie rassurante, Krips n’était pas du genre placide à la baguette, il suffit de regarder sur le web une archives viennoise qui voit le maestro diriger avec ferveur des extraits de Boris Godounov pour les forces soviétiques d’occupation. On retrouve cet engagement dans des symphonies de Schumann avec la n°4, par deux fois avec le LSO en mono et en stéréo. Puissance et impact sont les maîtres mots de ces gravures. Bien évidemment Brahms (Symphonies n°1 et n°4) et Schubert (symphonies n°6, n°8 et n°9) brillent alliant la force et le sens de la respiration de la masse orchestrale. On sera plus réservés sur les symphonies de Haydn en mono et en stéréo, un peu trop lourdes et épaisses de traits.
Le roi de la Valse
Josef Krips officia deux fois à la tête de Concert du Nouvel des Wiener Philharmoniker en 1946 et 1947. Krips retourna deux fois en studio à Londres en 1948 et 1950 et avec les Wiener Philharmoniker pour un album titré “Memories of Vienna” en 1958. Ces gravures sont très intéressantes car si elles sont censées incarner une tradition, cette dernière est légère, altière, dansante presque bondissante. Ces valses pétillent comme des bulles de crémant et sont légères comme un vin blanc viennois frappé. On est loin, très loin de la soupe épaisse que nous servent les concerts du Nouvel an actuel.
Chemins de traverse
Quelques gravures, un peu à la marge, méritent une attention particulière. On commence avec un Chant de la terre de Mahler capté en concert à Vienne avec les Wiener Symphoniker en compagnie de Fritz Wunderlich et Dietrich Fischer-Dieskau. Tiré des fonds de la radio ORF, cette archive avait été rééditée par DGG en 2001. L’impact dramatique de cette lecture est vertigineux. Chanteurs et orchestre sont chauffés à blanc et engagés viscéralement dans la partition. La direction de Krips emporte la partition par un charisme tourbillonnant dans un voyage de la lumière à l’obscurité et qui culmine dans un “Abschied” conclusif mémorable de noirceur crépusculaire et de tensions.
Autre réussite majeure : un album de trois scènes lyriques et vocales avec rien moins que la soprano Inge Borkh dans la scène finale de Salome de Strauss, l’air de concert à Ah!Perfido de Beethoven et un extrait d’Oberon de Weber. La tension dramatique est à son comble avec un chef qui tend l’arc musical au maximum permettant à la puissance vocale de la soprano de faire un malheur dans ces oeuvres de puissance mais de musicalité
Dès lors, on prend ces deux coffrets comme des portraits aux multiples facettes de l’art de ce chef majeur. Le soin apporté à l’édition est, comme toujours avec Decca Eloquence Australia, absolument exemplaire.
Note globale : 10