Philippe Albèra, Contrechamps 

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Le musicologue Philippe Albèra a fondé Contrechamps en 1977. Depuis lors, cet ensemble helvétique et les éditions qui lui sont associées se sont imposés comme des piliers de la diffusion de la musique contemporaine en Europe, créant un duopole unique dans le monde de la musique. À l’occasion du lancement d’une nouvelle collection de poche, il revient sur les activités d’édition de Contrechamps. 

Vous lancez une collection de poche centrée sur des grands classiques de la modernité. Le premier titre est consacré à György Ligeti et ses “Etudes pour piano”. Qu’est-ce qui vous a motivé à lancer cette nouvelle collection ? 

Il s'agit d'attirer l'attention sur les grandes œuvres de la modernité en proposant une approche qui puisse à la fois s'adresser à l'honnête homme désireux de comprendre les enjeux de la création et aux étudiants ou aux spécialistes qui ont besoin d'une telle documentation. Cela s'inscrit dans l'effort des éditions Contrechamps d'offrir différentes sortes de médiations capables de replacer la musique contemporaine au cœur des préoccupations intellectuelles et artistiques. Tous les livres de cette collection seront des commandes à des auteurs, et donc des textes inédits. Le format de poche permet par ailleurs de proposer des livres à un prix très abordable.

Les parutions des éditions Contrechamps sont toujours du haut de gamme éditorial avec une grande exigence qualitative. Est-ce que c’est une application des valeurs suisses à l’édition ?

J'y vois plutôt le souci légitime de la qualité, rendu possible par un soutien institutionnel qui compense la non-rentabilité absolue de l'entreprise ! 

Quels sont pour vous les enjeux de l’édition de livre autour de la musique contemporaine ? Est-ce que le numérique est une piste de développement ?

Les éditions Contrechamps proposent une version numérique de tous leurs livres, y compris les numéros de la Revue Contrechamps aujourd'hui épuisés, grâce à notre collaboration avec OpenEdition. Les enjeux de notre travail sont multiples, j'en relève trois : replacer la musique dans le débat intellectuel où elle trouve difficilement sa place (surtout en France) ; mettre à disposition les textes qui permettent de fonder la discussion et le jugement sur la musique contemporaine ; et stimuler la réflexion à l'intérieur du monde musical en offrant une documentation sérieuse. 

Dans les prochaines parutions, je relève un livre autour de Schoenberg par Jean-Louis Leleu et la correspondance entre Maria Youdina et Pierre Souvtchinsky. Comment déterminez-vous le programme des parutions ?

Il y a une part de hasard liée aux propositions qui me sont faites, mais que j'accepte dans la mesure où elles s'intègrent à l'esprit et au programme des éditions. En l'occurrence, le livre de Jean-Louis Leleu est le résultat de discussions avec l'auteur : le désir de l'éditeur permet à ce dernier de se lancer dans un travail de recherche qu'il souhaitait faire mais qu'il n'aurait sans doute pas entrepris sans lui. La correspondance de Youdina et Souvtchinski m'a été proposée par le pianiste Jean-Pierre Collot qui en assure la traduction. Si le travail très pointu de Leleu renvoie aux livres que nous avons consacrés à Boulez, Carter, Holliger, Dallapiccola ou Zimmermann, qui sont des études sur ces compositeurs, les échanges entre Youdina et Souvtchinski trouvent leur place à la suite des correspondances de Schoenberg avec Kandinsky et Busoni ou de Varèse avec Jolivet, ainsi que des deux livres réalisés avec Claude Helffer. Solliciter les interprètes est au programme de publications futures...

A regarder le catalogue Contrechamps, on retrouve des écrits de grands compositeurs de la modernité : Ligeti, Boulez, Nono, Holliger, Huber, Kurtág… Est-ce que les grands anciens avaient une plus grande capacité à conceptualiser leurs oeuvres que nos contemporains ?

La publication des écrits des compositeurs est le fil rouge de notre travail. C'était déjà le cas avec la Revue Contrechamps. Il devrait culminer avec la publication d'un très vaste choix de textes de Schoenberg. Il existait un tel manque en ce domaine dans le monde francophone que cela m'a semblé être une priorité. Les écrits des compositeurs sont la source première ; ils permettent de comprendre leurs idées, leur démarche et leur sensibilité, d'être en prise directe avec le processus de création. 

Il est vrai que les compositeurs d'aujourd'hui conceptualisent peu ou pas du tout. C'est une question d'époque : pour la génération de Boulez, puis pour celle de Ferneyhough, il était nécessaire de reconsidérer les éléments du langage musical et de construire des voies nouvelles. Aujourd'hui, les compositeurs ont à leur disposition toute la diversité des langages et des moyens ; ils les ont assimilés en fonction de leur individualité et ont pu retrouver ainsi une certaine forme de spontanéité. Ceci dit, il existe un manque de pensée et d'échanges aujourd'hui qui marque peut-être un changement de mentalité et un changement social, comme si les compositeurs redevenaient des artisans au sens ancien du terme, ou à celui du Stravinski et du Hindemith de la période néoclassique. Le manque de pensée et de vision apparaît toutefois dans de nombreuses œuvres contemporaines qui sont très faibles du point de vue compositionnel. 

Est-ce qu’il existe encore selon vous une “modernité” conceptuelle de la musique comme elle a été incarnée par Boulez, Stockhausen ou Nono ?

Sans doute non. Encore une fois, pour cette génération, il s'agissait de reconstruire toutes les dimensions de la musique et c'est sur la base de leurs efforts, qui réclamaient une part de réflexion importante associée à la création proprement dite, que les compositeurs d'aujourd'hui ont pu développer leurs propres idiomes. C'est aussi par rapport à ce travail fondamental que les tendances restauratrices, aujourd'hui florissantes, se déterminent a contrario. La dimension éthique propre à cette épopée de l'après-guerre, portée par un élan utopiste qu'on trouve encore jusqu'aux années 1970, n'apparaît plus clairement aujourd'hui. La musique n'échappe pas au contexte de régression généralisée qui s'est développé avec le néolibéralisme à partir des années 1980, des années qui marquent, paradoxalement, le début de l'institutionnalisation de la musique contemporaine.

Le site des éditions Contrechamps : https://contrechamps.ch/editions/

Propos receuillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : DR

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