Donaueschinger Musiktage : le chemin s’élargit encore
La musique est partout
C’est une façon douce de s’insinuer dans le festival, au Museum Art.Plus, à la lisière de la ville, sous un soleil et une température qu’on aurait qualifiés d’indécents si l’on n’avait pas, depuis, saisi la portée des mots « réchauffement » et « climatique », dangereusement accolés l’un à l’autre : n’empêche, arrivé la veille à Trossingen, logé dans une des chambres aménagées dans l’ancienne usine de production d’instruments de musique de l’entreprise Hohner, reconnue à l’origine pour ses harmonicas (la belle Hohner Villa est aujourd’hui un restaurant), après avoir marché à la découverte d’une localité que je ne connais pas, je rejoins le bord de l’eau à Donaueschingen (c’est la confluence de la Breg – gauche – et la Brigach – droite – qui y donne naissance au Danube) et met le nez entre les murs du musée d’art contemporain, qui accueille une performance hybride, entre installation et concert, d’Elsa Biston, artiste sonore française (elle œuvre également à Radio France), qui se fait une spécialité de la résonance des objets.
Fragile, mais possible
Après s’être mis en chaussettes (l’expérience, titrée Aussi fragile que possible, nécessite certaines précautions, dont l’exclusion des vibrateurs perturbateurs – tous souliers relégués dans des boîtes à chaussures tiroirs), deux groupes de 25 personnes prennent place, debout, assis, mi-allongés dans les deux salles du dernier étage (à mi-parcours, les uns cèdent la place aux autres), les yeux, curieux, sur une série d’objets (cymbales, feuilles d’aluminium doré, feuilles mortes, feuilles de papier, feuilles de plastique, maxi boîtes en fer blanc évidées, cartons dépliés, peaux tendues) disposés, dans la première pièce, au ras du sol (dans la seconde, suspendus) et reliés par une toile d’araignée de fin câbles (capteurs…).
Les musiciens de l’ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin s’immiscent lentement dans le monde de résonance des objets, leurs instruments (flûte, violon, saxophone, percussion – deux par lieu), amplifiés de très près, sursautant au moindre effleurement (Sophie Deshayes touche sa flûte plus qu’elle n’y souffle, Galdric Subirana cajole sa baguette plus qu’il n’en frappe), et guidant, selon un axe fluctuant, les entrées et sorties de résonance des objets qui les entourent – et leurs incessantes interactions vibratiles. L’idée, plutôt réussie, d’Elsa Biston, est, au fond, d’abaisser notre seuil de perception, souvent malmené par des niveaux sonores polluants, de dévoyer le concept de pleine conscience (efficace dans la prévention psychopathologique), en nous incitant à entendre, sans en être envahis mais en lâchant le contrôle, ces sons fragiles qu’elle isole pour nous, qu’elle fait chanter – comme Pierre Henry sa porte et son soupir.
En dehors du concert, plusieurs objets sont manipulables (avec précaution) par le public – le déploiement sonore est à la mesure du temps qu’on y consacre.
Les sons sont à tous
L’engagement en musique fait souvent référence à un discours, un texte, qui positionne son auteur, son interprète, sur un sujet, social, politique, sociétal ; Séverine Ballon conçoit le sien comme une action sur le terrain, pour changer, fût-ce le temps d’un concert (et de sa mise au point), le quotidien de sans-abris ou, ici, de réfugiés dont le parcours, chaotique et ravageur, s’arrête un temps à Donaueschingen. Le projet, initié par Lydia Rilling (c’est elle qui mène le festival, qu’elle s’ingénie à ouvrir, esthétiquement et socialement) et imaginé ensemble, naît au travers d’ateliers musicaux organisés dans les abris de la ville : à partir des chants, des mots, des gestes (notamment professionnels), la compositrice construit peu à peu Shared Sounds, confrontée à chaque instant à la question du langage, parlé comme musical (elle crée le lien avec son violoncelle) et à celle du jeu à mettre en œuvre avec des non-musiciens (quel instrument, quel usage, quelle coordination…).
Dix interprètes d’un soir (des hommes, jeunes, pour la plupart, mais aussi deux femmes, plus âgées) montent sur scène, en plus de la violoncelliste, devant un double portant auquel sont accrochés des fragments de ce qui, au son quand on les frappe, ressemble à des ardoises, de couleur claire, et des panneaux, sur lesquels des mains incontrôlées ont déjà gribouillé, puis se faufilent entre une série de trépieds qui soutiennent quatre guitares acoustiques et cinq violons.
Autant, musicalement, la pièce est un patchwork maladroit (paradoxalement conduit avec minutie par Sumadi-Sharana Oyunchuluun qui, pour l’occasion, élargit la palette gestuelle du chef) de tapotements, frottements, raclements d’instruments ou de supports, aiguillonnés avec parcimonie par le violoncelle, qui prend mieux corps – et touche, humainement – quand on passe des chuchotements aux (extraits de) chansons emportées de chez soi par chacun, portion de vie et de culture au fond d’un sac à dos. Le succès, réel, de la performance, tient aussi à l’esprit du projet, d’autant plus contrasté que l’évolution politique est au repli sur soi, et à l’ouverture apportée de biais à des néophytes qui expérimentent la capacité, présente chez tout-qui-le-veut, de créer et d’organiser des sons.
Un exercice de style qui fait clac
Avec son titre en forme d’oxymore attaché, Eno Poppe, qu’on a aussi bien l’habitude de voir dirigeant l’orchestre que lu par lui, bâtit un défi – pour lui-même, pour les instrumentistes, pour le public : DrumAloneSetTogether convoque dix batteurs pour près d’une heure exclusivement percussive, qui examine la façon dont un instrument, d’habitude pris comme locomotive structurante du groupe, s’accommode de sa propre mise en concurrence, en même temps que l’expérience de l’auditeur confronté à une démultiplication qui se fond en une seule batterie, démentielle, à l’âme unique, aux vingt mains et aux vingt pieds, jouant sur la longueur pour ôter tout espoir d’échapper à la noyade sonore des dix sets de tambours, caisses et cymbales, tous semblables et aucun identique, disposés en large U renversé.
La nouvelle pièce du compositeur allemand est un exercice de style : au contraire du Tubular Bells de Mike Oldfield, où le jeune anglais joue seul d’une multitude d’instruments, dans DrumAloneSetTogether, tous s’attèlent au même drums set, suivant une partition écrite avec un doigté qui écarte tout catalogue de démonstration ; les gerbes sonores se constituent, évoluent, se complètent, culminent sans roulements de mécaniques, capables de mouvements de hargne tout aussi décidés mais à volume contenu (les brosses métalliques), coopèrent sans velléité de prise de pouvoir – les passages spatialisés par la seule propagation temporelle des interventions. Le danger d’un exercice de style, c’est de rester un exercice de style et Poppe a suffisamment de ressource pour diversifier son propos et contourner l’écueil – au moment où je suis tenté de consulter ma montre, les balais laissent place au clac de fin.
Cabine Leslie et IA, solistes non humains
L’ordre de passage se voit chamboulé pour des raisons techniques (il est plus rapide de démonter une installation que de la mettre en place) et grosso, la pièce de Simon Steen-Andersen qui donne son nom au concert, ouvre le feu : le compositeur danois établi à Berlin revient au son, après dix ans de travail avec le cinéma et le théâtre musical ; il délaisse vidéo et multimédia pour instruments et électronique, gardant l’idée de son trouvé, vu dans ses dimensions matérielles, directement dérivées des propriétés musicales et physiques des objets et instruments, le timbre, la résonance, la mécanique. Outre l’orchestre de la SWR (dirigé par Susanne Blumenthal), l’ensemble new yorkais Yarn/Wire intègre une cabine Leslie mise à nu pour livrer ses bruits de fonctionnement interne, cinquième personnage du quatuor amplifié, enceinte acoustique amplifiée conçue à l’origine pour colorer le son de l’orgue Hammond, dont les mouvements de rotation, produits par deux moteurs (l'un pour le haut-parleur d'aigus, l'autre pour le tambour chargé de brasser l'air de la section des graves), débouchent, à vitesse rapide, sur un vibrato issu d’un effet Doppler et un trémolo généré en partie par la rotation du tambour des graves et, à vitesse réduite, sur une variation lente du timbre. Infrabasses, emballement de foreuse, harmonicas, Hammond… nourrissent une atmosphère souterraine de tunnelier, suffisamment obscure pour y voir une mécanique ensommeillée qui ne demanderait qu’à devenir infernale. Inventif !
Pascale Criton, ancienne élève de Gérard Grisey à Paris, se penche, avec Alter, écrite avec une adresse empathique, sur l’altération radicale du temps qui survient lorsqu’on perd ses repères à la survenue d’un événement tragique d’ampleur, la confusion qui en découle, la remise en cause de ce qu’on tenait jusque-là pour acquit, la transformation de nos actes et façons de penser que nous assène l’expérience de l’incertitude : ainsi, la musique évolue d’abord comme un serpent qui ondule imperceptiblement, feignant le surplace, alors que la voix bégaye, s’étouffe, balance, s’échappe, extrême pesanteur du mouvement, telle celle qui accompagne le positionnement d’un pont sur une deux fois trois voies, où rien ne semble avancer mais qui révèle à l’aube l’ouvrage d’art en place – le sentiment d’impuissance dérive, pousse à l’adaptation, ramène à la survie.
The Reincarnation of Blind Tom, du tromboniste américain George Lewis, parle du compositeur et pianiste Thomas Wiggins, surnommé Blind Tom pour sa cécité de naissance, prodige loué comme esclave musicien, au répertoire immense, précurseur de la technique des clusters que formalisera Henry Cowell 50 ans plus tard. Deux solistes portent la pièce, Roscoe Mitchell (qu’on retrouve en trio le lendemain) et Voyager, un programme interactif d’improvisation virtuelle – dont Lewis s’est fait une spécialité – qui évolue, de version en version, depuis ses premiers pas à l’IRCAM en 1984 sous le nom de Rainbow Family. Si les interventions du second au piano sont partiellement réussies, les turbulences plaintives au saxophone soprano du premier me tiennent à l’écart de l’univers de cette réincarnation.
La der des ders de Phill Niblock
On se hâte, avec entrain, (enfin, la course est relative car la Erich Kästner-Halle jouxte la Baarsporthalle) pour ne pas rater le début du concert consacré à Phill Niblock, le compositeur américain dingue de « musique […] sans rythme ni mélodie, faite de nombreux micro-tons qui déclenchent des mouvements extrêmement lents ». Je passe sur l’affligeante coquille vide du Wind Waves / Rumble Mumble de la vidéaste canadienne Katherine Liberovskaya, 22 minutes d’un plan fixe sur un coin d’étang immobile collées à 22 minutes de field recordings mal (ou trop peu) retravaillés par un Niblock en méforme (du vent, beaucoup de vent), les deux assemblés parce qu’ils « font la même longueur ».
Je retrouve avec d’autant plus de plaisir, pour les autres pièces, premières datant toutes deux de 2023, à la fois les fascinantes images (The Movement of People Working), tournées par Niblock dans les années 1970 et 1980, de travailleurs manuels (l’agilité acharnée et crue des gestes répétés) et ses drones, lourds, denses comme les structures fondatrices de l’Empire State Building : pour BLK+LND, Neil Leonard (live ce soir à la clarinette déambulatoire – le public est assis sur l’un ou l’autre banc de gymnastique, par terre, ou allongé, debout, en mouvement) et Robert Black (contrebassiste cofondateur de Bang On A Can All-Stars, aujourd’hui disparu) enregistrent les sons à la base du travail de construction de Niblock, alors proche des 90 ans – des courtes séquences de départ, il les empile par douzaines de couches, les altère, les désaccorde jusqu’à obtenir ce drone, sur lequel Leonard et John Eckhardt (à la contrebasse) ajoutent, live, de longues notes « jouées par-delà leurs têtes ».
Biliana, du nom de la violoniste pour laquelle Phill Niblock compose la pièce a l’été 2023, se construit sur un mode similaire : enregistrement du matériel de base (les briques du Lego), à Berlin avec Niblock en liaison Zoom car souffrant mais précis dans ses instructions de captation, du violon et de la voix ; retour à New York pour le travail de mixage et mastering, terminé quelques jours avant sa mort – pour une composition qui garde, faute de temps et pour toujours, son titre provisoire.
lovemusic retrouve David Bird
Distrait, je me trompe de salle aux Donauhallen pour le premier concert du dimanche (comment aurait vécu Tryphon Tournesol en 2024, alors que les lecteurs de QR codes ne laissent rien passer ?), avant de retrouver lovemusic, collectif strasbourgeois croisé il y a quelques semaines au Gaudeamus Festival à Utrecht, pour un programme qui n’a en commun que le compositeur David Bird, qui présente Hinterlands, commande de la SWR, inspirée de la nouvelle de l’écrivain américain cyber William Gibson, à la tension retenue, innocente alors même qu’elle pose un lourd voile sur nos épaules. Une composition convaincante, à l’instar de Blue, de l’anglaise Laura Bowler (dont la voix, in extremis et pour raison de santé, est remplacée par celle de Rosie Middleton), une réflexion mono-colorée (des images filtrées de bleu montrent la mer, l’horizon, le sentier… jusqu’à une main aux ongles bleus, un stylo à l’encre bleue entre les doigts, qui écrit pendant un moment musical suspendu), aux voix (live et enregistrée) désynchronisées et à l’ascension finale bravement ponctuée de brèves éructations à la clarinette et au final brutal, en suspension.
J’entre moins aisément dans le monde d’espaces imaginaires de Kari Watson, basée à Chicago, qui, pour Enclosures, joue avec la réverbération (en particulier à partir d’enregistrements réalisés chez elle – y compris de sa propre cavité thoracique) et accroche peu à l’atmosphère grinçante de Tuxedo : Between Carnival and Lent, dixième partie d’un cycle inspiré par le Tuxedo de Jean-Michel Basquiat, de la londonienne Hannah Kendall, certes égayée d’harmonicas et de boites à musique.
Entre les morceaux, lovemusic, avec son radiocassette de musée, crée de petits interludes sonores qui adoucissent les changements de plateau.
Mark Andre et Pierre-Laurent Aimard, implacables
On sait le compositeur français Mark Andre (il vit aujourd’hui à Berlin – où il a probablement égaré son accent) conceptuellement affûté ; on sait la réputation solidement assise en matière de musique nouvelle du pianiste Pierre-Laurent Aimard (né en France, lui aussi) ; on est impatient d’entendre …selig ist…, commande groupée SWR et Philharmonie de Luxembourg, pour piano et électronique (le SWR Experimentalstudio est à la manœuvre) – ça explique en partie mon erreur du matin, la pièce, épique, étant jouée deux fois.
En amont de la pièce, le concept, axé sur la notion de disparition, fait intervenir des sonogrammes de phénomènes sonores fragiles, vise à les valoriser et à dépasser leur instabilité ; devant les auditeurs, disposés autour du piano (dont quatre micros surplombent le corps ; quatre autres descendant du plafond), Aimard tape du pied (sur la pédale de droite), écarte les bras pour embrasser les extrêmes du clavier, se démène avec une force effrayante (la fragilité n’est plus de mise), ne lâche rien pendant près d’une heure d’une musique qui étonne et remue, par ce qu’elle dit, par ce qu’elle exhume, par ce qu’elle prédit.
Lucia Kilger, au parc à la nuit tombée
Il fait noir (des spots au pied des arbres balisent le sentier), frais malgré l’été indien et l’humidité, qui tombe avec le jour et imprègne les feuilles mortes qui s’amassent, mais le contrebassiste Florentin Ginot accueille le public, nombreux pour ce (premier de deux) concert(s) au kiosque au Schlosspark, en chemise, les jambes ballantes, souriant. La première des deux œuvres créées dans les bois est de Carola Bauckholt, une habituée du festival : My Light Lives in the Dark s’intéresse à ce qui se passe au-dessous de nos pieds, complètement revisité, nonobstant son écoute de nombreux enregistrements réalisés via un géophone (un peu comme un hydrophone, mais pour capter les vibrations dans la terre), au travers de l’imaginaire de la compositrice. Elle aussi écrite pour contrebasse et électronique, la pièce de Lucia Kilger (mescarill), de Cologne, a plus de corps, exploite mieux le lieu (les lumières sous les feuillages, la disposition du public autour du petit podium – sur lequel Ginot, maintenant, pivote), vit et use du dispositif électronique et de ses possibilités de spatialisation – au point qu’on chercherait la guitare électrique cachée dans les arbres.
Un trio aux mœurs étranges
Essoufflé par la remontée vers la Humboldtstraße (et l’assiette de frites englouties au kebab à la sortie du parc), je relaxe en voyant la queue (qui confirme une fréquentation assidue) et me fraye un chemin jusqu’à la scène, m’adossant au socle du haut-parleur de façade : la première chose qui me frappe, c’est le set de petites cloches vivement colorées sur le pupitre de percussions, côtoyant klaxons à poire et autres objets ; la deuxième, c’est une série de tableaux sur chevalets, vivement colorés, aux dessins (faussement ?) candides, peut-être d’inspiration tribale en tout cas ensorcelants. Puis, les instruments : outre les petites percussions, le fluet Roscoe Mitchell, costume, casquette et lunettes en plastique bicolores s’assoit derrière un saxophone basse dont on dirait qu’il va l’engloutir mais qu’il maîtrise jusqu’au plus extrême de son registre ; derrière ses caisses, l’italien Michele Rabbia fait de ses mouvements (des caresses, des impositions des mains, des traçages de contour – rarement des frappes) une danse attachante ; sur sa table à lui, trônent deux platines (je croyais la pratique obsolète) et le fouillis de câbles vital : Ignaz Schick, de Berlin, scratche, sample, bidouille ses curseurs, module des bruits, crée des sons – quitte à secouer un vinyle (plus près des 40 que des 180 grammes) pour en tirer un gondolement aérien.
Je mets du temps à me laisser prendre par l’improvisation articulée du trio – et à évacuer les accents free, avec lesquels j’ai souvent du mal -, mais les ingrédients se lient, chacun s’activant pourtant dans un regard pour l’autre (tout est dans l’oreille) – sauf pour le stop final, que décide Mitchell et qu’il laisse à la cloche, plus grosse, plus cuivrée et suspendue, qui profite du silence pour mourir aux yeux de tous.
Orchestre vivant de musique concrète
Quand on a déjà un peu vécu, il est émouvant de voir la génération en éclosion farfouiller la terre comme si le monde naissait, traçant inlassablement un nouveau chemin aux frontières d’anciennes traces, trébuchant dans les ornières, se relevant avec de nouvelles envies et parfois de meilleures idées. C’est un peu la voie qu’ont choisie Kate Carr et Iain Chambers, dont je découvre le duo Rubbish Music, au nom littéralement figuratif : debout derrière une table encombrée d’un petit clavier Akai, d’une minuscule table de mixage, de câbles, de deux micros – l’ordi de gamer, trahi par ses LED de discothèque, clignote aux pieds de l’instrumentiste (parle-t-on d’instrumentiste quand le seul instrument relié à la panoplie académique est un maillet de percussion ?) – et rebuts de consommation, bouteilles et flacons en plastique de tailles et usages différents, feuilles, de cellophane ou de papier sulfurisé, pièces de monnaies, barre métallique, grille de mini-four, tuyaux et tubes, jouet couineur…, les deux musiciens, comme des bruiteurs dont l’écran a disparu au profit d’un public attentif, amplifient, dissolvent, agglomèrent, dé- et ré-forment les sons qu’ils arrachent à leurs (nos) détritus.
Bien sûr, la démarche n’est pas complètement nouvelle – en 1941, John Cage utilise déjà des tambours de frein dans Double Music –, mais la perpétuelle (re)découverte ajuste la chose, son usage, son message : quand Cage intègre un élément de l’industrialisation triomphante, Carr et Chambers pointent du doigt les nouveaux continents de déchets, terriens, océaniques, spatiaux, qui, sous prétexte de nous faciliter la vie, étouffent celle des autres, végétaux et animaux – dont nous.
La vie, sur le fil
La queue pour la Bartók Saal, ce dimanche matin se prolonge inhabituellement au dehors et il faut un temps, avançant par à-coups, pour se rendre compte que les chanteurs du SWR Vokalensemble, dont certains sont répartis dans le foyer, donnent déjà de la voix, comme accueillant puis accompagnant le public qui hésite face à cette ambiguïté – certains s’arrêtent pour écouter, d’autres y voient le signe que le concert a commencé et se précipitent pour trouver une place. Pour la première œuvre au programme, le chœur se répartit, en plus de la scène qu’ont rejointe les six solistes, en deux fois deux podiums latéraux de quatre chanteurs équipés de petits écrans destinés à suivre le chef, Yuval Weinberg : Claudia Jane Scroccaro, compositrice italienne vivant à Paris, prend comme point de départ les tentatives de femmes vivant en abri, à Paris, pour retrouver une vie plus stable. On the Edge, c’est la frontière indécise, plus tout à fait dedans, pas tout à fait dehors, le point flou où l’hallucination peut prendre le pas sur la normalité, celui dont on refuse qu’il nous concerne mais que nous expérimentons chaque jour, entre loup et chien, alors que nous quittons le sommeil, quelques secondes vaguement effarantes, entre rêve et réalité. Scroccaro mène une exploration introspective et enveloppante, comme un drap léger, translucide, ondulant dans l’air, aux vagues spatialisées par la distribution des podiums dans l’espace et l’électronique en temps réel du SWR Experimentalstudio – c’est beau comme le sacré sans prosélytisme.
L’assemblage de textes d’Andreas Gryphius, contemporain de la Guerre de Trente Ans, par lequel le compositeur londonien Michael Finnissy, dans Was vrag ich nach der Welt, sa nouvelle œuvre pour chœur a cappella, met en relation l’horreur des conflits et la métrique du poète baroque allemand me laisse sur le côté – j’en sens la technique, pas l’âme. Je retrouve goût à la vie avec le « Je me tue ! », les mots de Rimbaud dits dans Feu sur moi, mono/dialogue que Frank Bedrossian (Paris) met en voix (et en traitement électronique), insinuant la damnation, la dualité des enfers (au ciel, sur terre), extrapolant la rébellion du poète, alternant déclamation et chant, jouant de l’interaction entre machine et humain.
La musique, une question de support, une question de culture
J’avais été frappé par dejar aparecer, pour sept instruments et électronique, de Francisco Alvarado (il enseigne à Beauvais), entendu il y a quelque temps à Luxembourg et je me réjouis de retrouver le compositeur chilien (que je ne reconnais toutefois pas à la table voisine ce midi chez Karls) côtoyant Chaya Czernowin sur l’affiche du concert final du festival, pour REW • PLAY • FFFWD, œuvre pour orchestre (aux mains joyeuses de Vimbayl Kaziboni, élégante blouse noire aux motifs africains) et voix (Neue Vocalsolisten), au titre explicite pour ceux qui écoutaient déjà de la musique avant l’ère digitale. Né en 1984, Alvarado a suffisamment de souvenirs enfantins pour se remémorer les lecteurs à cassettes, audio et vidéo, la façon, aujourd’hui archaïque, de les manipuler et les bruits émis par le défilement de la bande magnétique, ses avances rapides et ses retours en arrière, le souffle du moteur d’entraînement et la facilité avec laquelle une erreur de manipulation effaçait pour toujours un précédent enregistrement. Structurée autour d’interventions de la guitare électrique (le plus souvent à l’archet), la pièce allie, avec un plaisir et un enthousiasme communicatifs, fougue et énergie à une réminiscence sans nostalgie pour une mécanique aujourd’hui transcendée par les transistors.
Sara Glojnarić, de Zagreb, s’inspire elle aussi de la pop culture – elle revendique et y ajoute l’impact de la culture queer et tient à en montrer la face radieuse : DING, DONG, DARLING! est une déferlante inessouflable (quand les instrumentistes respirent, l’électronique contrecarre), délirante comme 100 alarmes aux sirènes détraquées, joyeuse comme une enfant à Noël, imprévisible comme une chauve-souris au crépuscule – elle emporte, c’est mérité, le prix du SWR Symphonieorchester, jugé reflet de « notre présent complexe ». L’entracte sépare cette déferlante de Unforeseen dusk: bones into wings de Chaya Czernowin, à la maturité plus réservée, qui y fait des voix des vecteurs de transmission de sensations, d’émotions, portant souffle, bruit, envol plutôt que mot et sens. L’effet, inégal, contient une tension dramatique, distillant des moments novateurs et intrigants.
C’est fini… pour cette année
Fait notable dès les premiers concerts des Donaueschinger Musiktage 2024, la nette progression de son audience (ostensible et confirmé par la billetterie – un effort particulier a visé les habitants de la région) répond à la volonté et l’audace des choix de programmation, de la diversification des formats, de la mise en avant du plaisir à créer, jouer, écouter la musique d’aujourd’hui.
Donaueschingen, du 17 au 20 octobre 2024
Bernard Vincken
Crédits photographiques : © SWR/Ralf Brunner