Donaueschinger Musiktage : musiques nouvelles ? 2022, année de transition
Bien sûr, comparaison n’est pas raison (que vise au fond cet adage sot bien plus basé sur un jeu de sonorités -un bon point- que sur du sens ?) et 2021 est un anniversaire (séculaire) qui ne se répète pas chaque année, mais l’édition 2022 du Donaueschinger Musiktage, malgré, ou à cause de, sa bonne tenue, de ses habits de gendre du dimanche -celui qui a son missel à lui à l’église (la blanche Christuskirche, éclairée de bleu pour une soirée Now Jazz d’improvisation si convenue qu’on y cherche encore la spontanéité, trop peu nourrie de la fraîcheur de la violoncelliste Tomeka Reid et de son instrument, gris marbre)-, de l’approfondissement du consensus par un public peut-être engourdi par la pandémie/la guerre/l’inflation, qui disperse son discernement au travers d’applaudissements amollis, cette édition donc, pourtant porteuse d’espoirs avec sa floppée de compositeurs à découvrir, sa dizaine de concerts, du plus petit (un inattendu duo de trombones) au plus grand effectif (l’Orchestre Symphonique de la SWR réparti en trois plateaux), son organisation soignée (un peu tatillonne, aux Donauhallen sous alerte policière, quant au type de sac interdit en salle mais parfois aussi banni du vestiaire -à caser alors dans le « blauer Bus » sur le parking (mais t’as vu la file ?), son environnement sympathique (la ville de Donaueschingen, qui vit, mange et dort ces jours-là au rythme des centaines de festivaliers), son public mi-cheveux blancs, mi-tignasses estudiantines (et quelques-uns entre les deux), ces Musiktage 2022 laissent un goût de trop peu : trop peu de cette folie qu’on décrie chez un Stephan Prins mais qui rafraîchirait n’importe quel mamelon du désert censé accueillir des jeux d’hiver, trop peu de ce courant d’air qu’on trouve dans les fulgurances d’un Jean-Luc Fafchamps quand il cherche où est la fin, trop peu de ces remises en cause plus que formelles auxquelles nous ont nourri (avec des bonheurs aléatoires) les Fausto Romitelli, John Cage ou Luigi Nono.
On sait que 2022, à Donaueschingen, est une année de changement de règne : exit Björn Gottstein, responsable d’une programmation qu’il n’est plus là pour mettre en œuvre et inxit Lydia Rilling, maman (en vrai et en congé parental) mais sans les rênes d’une édition où elle n’est pas, remplacée par Eva Maria Müller, souriante et sympathique mais difficilement accessible à ceux qui ne parlent pas l’allemand (le bilinguisme des annonces aide cette partie du public, qui se débrouille, parle des langues, mais pas toutes)- un air de flottement donc, à quoi on laisse l’année pour dissiper le brouillard et orienter la visée auditive vers ce que sont les musiques nouvelles aujourd’hui. A moins que… A moins que ces musiques nouvelles elles-mêmes… Que les compositeurs d’aujourd’hui… Un creux ? Une crise d’inspiration ? Une stagnation, un immobilisme, une posture figée, un garde-à-vous ? Mais non. Ils sont là, dans la salle peut-être, ceux qui rêvent d’innover, encore, qui débordent d’idées, dont certaines franchiront le stade de l’ébauche et s’épanouiront sur une scène (ou plusieurs), comme cette jeune espagnole, Ixta (du nom de ce volcan mexicain à la forme de femme endormie), qui étudie la composition à Linz, en Autriche, auprès de Carola Bauckholt, tient difficilement en place, note fébrilement ses pensées sur un petit carnet pendant le concert (« je compose à partir d’un narratif ») et assure, avec un large sourire, ironique et sérieux, qu’elle a « le prénom adéquat pour être célèbre ».
Reprendre son souffle, c’est aussi respirer
Et puis une perception globale ne vaut pas l’émotion du moment. A Donaueschingen, depuis plus d’un siècle, des interprètes de réputation internationale présentent des musiques fondatrices, nées de l’imagination de compositeurs reconnus mondialement. Cette année encore, 27 créations nous sont proposées (dont certaines attendent depuis 2020). Alors, faisons confiance…
Ainsi commence ma première journée dans la petite ville où le Danube prend sa source : une glace (portion « mini », c’est-à-dire deux boules, une orgie pour ma glycémie), escortée d’un chocolat chaud, si épais qu’on le mange plus qu’on ne le boit, servie en italien au Vivaldi Eiscafe à un Belge habitant au Luxembourg qui tente de passer commande en allemand – das ist Europa.
Il y a un an, j’écoutais un Ars Musica consacré à la voix, me voici, cette fois en Forêt Noire plutôt qu’à Bruxelles-ma-belle, à l’aube de trois jours où le vocal se prend une place particulière; on aura l’occasion d’en reparler, avec l’étonnant travail de Bernhard Lang et le double investissement d’Agata Zubel (récompensée en fin de festival par le prix -mérité- de l’Orchestre de la SWR).
La musique pour désenclaver les malades de Parkinson
Parmi les trois pièces au programme du concert de 18 heures ce vendredi, confiées à la clarinette basse de Gareth Davis et au Neue Vocalsolisten Stuttgart, heliotrop, de Nikolaus Brass (1949-), du nom de cette propriété des végétaux de suivre la lumière du soleil -on pense au tournesol bien sûr (plus rarement au topinambour), mais on peut aller un pas plus loin en considérant l’héliotropisme des populations attirées par les terres plus ensoleillées, comme celles de la Sun Belt aux Etats-Unis-, peine à susciter une émotion, déroulant ses « gestes extra-vocaux/musicaux » (tapes sur la poitrine, claques sur les joues, bouche grande ouverte mais muette, frottements et autres soufflements…) avec la conviction d’un exercice de style -et dénué du panache qui transformerait l’essai.
Sur des textes de personnes souffrant de la maladie de Parkinson (soutenu lui aussi par la Fondation MaySways, dont la mission est « de rendre visible la face invisible des troubles neurologiques progressifs », Bernhard Lang revient sur ce thème en fin de soirée), Iris ter Schiphorst (1956-) -qui parle de la musique comme d’une seconde langue maternelle (une troisième même pour cette multi-instrumentiste née de père hollandais et de mère allemande)- présente Ordnung und Struktur, pour voix de basse et clarinette basse (certaines narrations et percussions sont enregistrées et le chanteur utilise deux petits gongs), pièce à la tension dramatique tangible -une existence se profile derrière l’histoire-, dont le fil rouge annoncé tient en une ligne : « une minuscule déviation change tout (votre vie entière) ».
Cinq vocalistes, la clarinette toujours, et des objets musicaux (harmonicas, kalimba) ou extra-musicaux (tuyaux souples et bleus) sont sur scène pour In darkness du Chypriote Evis Sammoutis (1979-), qui part du mélancolique In darkness let me dwell de John Dowland (1563-1626) pour explorer plus avant, sur base du même texte mais en taisant le maniérisme musical de la Renaissance, le sentiment, récurrent auprès des personnes souffrant de la maladie de Parkinson, de se sentir « pris au piège d’un corps qui ne répond plus comme avant ». Sammoutis retranscrit cet enfermement obsédant au travers d’une tonalité de plus en plus rude et haletante, associée à une déconstruction de la partition de Dowland, qu’il truffe de nouveau matériel, et tente de contrebalancer le désespoir impuissant du malade par une ouverture (un peu à la manière dont Atmosphères, de György Ligeti, que Stanley Kubrick popularise dans son film 2001: L’odyssée de l’espace, crée un passage vers l’infini de l’univers) au défi et au courage.
Un duo inattendu avant l’exploration rayonnante des détours mémoriels
Décomptes morbides et adresses alarmistes sont passés à l’arrière-plan des journaux, mais le Covid frappe encore -aujourd’hui, l’équipe son chargée de l’électronique de where the dark earth bends, la nouvelle création de Clara Iannotta (1983-). A la place, zero said in a low voice, interprété par les deux trombonistes Weston Olencki et Mattie Barbier (sous le nom de RAGE Thormbones -lequel des deux a les ongles peints ?) fait grande impression : l’improvisation (préparée) privilégie les sons nouveaux que tire le duo de ses instruments anciens (mais amplifiés et traités), les atmosphères sont épaisses, brutales, douloureuses même -il y a quelque chose de fascinant à s’enivrer du calme puissant des deux musiciens (de Los Angeles) posés sur le devant de la scène, indifférents aux chaises et pupitres vides de l’orchestre, entiers, centrés sur les gestes, le souffle, l’expiration, prêts à manger l’instrument pour en extirper une masse sonore, à peine sculptée dans la pierre brute. Ebouriffant.
Avec ses claquements hachés et ses « gloub » de poisson rouge (une feuille de plexiglas souple qu’un percussionniste gondole), comme une marche saccadée, déséquilibrée, au rythme incohérent (les cymbales et les cuivres), parcourue d’électricité (ces raclements secs sur fond de sirènes d’alarme), i wd leave leaf & dance initie Martin Schüttler (1974-) au grand écart philosophique, celui où l’autre est une partie de nous (les sons de l’orchestre et les sons artificiels s’imitent et se repoussent en même temps), où le lieu inconnu se découvre moins qu’il ne s’ouvre à l’incertain, floraison aux racines multiples, aux liens rhizomiques (des samples, des beats, des traces rythmiques de chansons pop, un foisonnement sonique hétérogène) : une frémissante plainte mouvante, contrastée et irrésolue en six mouvements enchaînés et qui culmine en un Disco inferno final.
Pour Outside the Realm of Time, Agata Zubel (1978-) occupe virtuellement l’arrière-scène derrière l’Orchestre Symphonique de la SWR, au travers d’images projetées (la troisième dimension de l’hologramme n’est guère perceptible de l’endroit où je me trouve) de la compositrice-chanteuse, sans cesse en mouvements, d’une robe à l’autre, en lumière, en flou, en haché, en simple, en double, à la voix assise sur les fluctuations tranchantes de la partition, celles de la mémoire -celle qui s’éparpille au long des sept tomes d’A la recherche du temps perdu de Marcel Proust-, qui se rassemblent, s’emboîtent partiellement, se font, se défont, se refont : un morceau intrigant, envoûtant, qui réjouit.
Mon enthousiasme est douché par la contribution de Thomas Meadowcroft (1972-) : Forever Turnarounds se veut une expérience de « deep easy listening » mais j’y retrouve peu de l’écoute profonde (lente, intime, spirituelle) prônée par Pauline Oliveros, et bien trop de l’écoute facile qui qualifie les mélodies douces et élégantes -ennuyeuses à mes oreilles.
A l’opéra bon marché, on chante « fuck off »
Le choix de la soupe du jour aux Donauhallen (des pommes de terre et des morceaux de saucisse de Francfort) fait sourire ceux à qui je l’évoque ; n’empêche, un bol chaud et son petit pain, ça cale sans épuiser pour le concert du soir, plus austère -par le lieu (la salle Mozart), le thème (la maladie de Parkinson, à nouveau) et le concept (un opéra bon marché)- que les découvertes alternatives de minuit dans l’arrière-salle du Twist lors de précédentes éditions. Dans Cheap Opera #3 ‘May’, (pourtant ambitieuse) pièce de théâtre musical et documentaire née de l’intérêt de Bernhard Lang pour cette maladie neuro-dégénérative, le compositeur bâtit la narration sur les éléments (bien réels) de la vie de May Kooreman, architecte hollandaise et écrivain, qui vit depuis huit ans avec le diagnostic de la maladie, une « femme qui crie contre la menace, avec colère : va te faire foutre ! ». Les voix des Neue Vocalsolisten Stuttgart s’envolent, spiralent et touchent au ciel ; la clarinette basse de Gareth Davis et les boucles diffusées en play-back stimulent la cohérence d’une musique qui vise l’essentiel : une cohésion fondamentale autour de la perception et de l’identité. Avec son petit opéra, Lang offre un moment intense -de vie.
Une candeur bonhomme face à la présence possible de la magie
Devenir papa est une expérience touchante (mais commune) : Christian Winther Christensen (1977-) y puise un intérêt pour les comptines enfantines, qu’il met à profit pour écrire une demi-heure de musique faite de petites touches sonores, propulsées dans la salle Bartok ce samedi matin par l’Ensemble Ascolta, à la manière impressionniste, effleurant à peine l’oreille, plus discrètes qu’originales, extorquant quelques parenthèses au répertoire de la boîte à musique, si à l’aise dans l’univers du jouet que Children’s Songs les convoque sur scène, de deux manières : sur un petit écran qui se met en position au bruit d’un moteur électrique (semblable à celui de mon train Lego -lui aussi est danois) apparaît une petite fille en robe blanche (elle chante quelques phrases) alors que, côté cour, les deux percussionnistes abandonnent leurs instruments pour bâtir, à coups de « bloubs » et de « pops », brique par brique (des Duplo ?), les trois étages de la façade avant d’un immeuble coloré.
Artemis procède par vagues, parfois brusques, aux reflux plus ou moins brumeux où piano et percussions s’emmêlent, alors que la soprano Keren Motseri, qui incarne ce dieu féminin avide d’indépendance, chante et dit les textes (ils parlent du combat de la naissance et de la vie) de Rozalie Hirs (1965-) -à l’imperméable rose et blanc-, à la fois poète et compositrice, attachée à une technique d’écriture spectrale où le calcul des fréquences et des durées, main dans la main avec l’exploitation de phénomènes psychoacoustiques, le disputent à l’influence du domaine de la musique électronique. Je préfère.
Entre désordre intérieur et péril informe
Venu de New York, où il se distingue par sa curiosité pour la musique créative, l’Ensemble Talea enchaîne deux concerts dans le hall sportif de la Realschule : j’assiste à celui de 14 heures, sans avoir le temps d’une promenade digestive qui aurait pourtant été bienvenue après le buffet du restaurant chinois voisin dont je n’avais pas remarqué le prix trop accessible.
Sans avoir l’air d’y toucher, la harpe tient un rôle presque structurant dans la nouvelle pièce de Mauro Lanza (1975-), dans laquelle il expose, avec une élégance congrue, son point de vue sur la musique, la machine, l’automation, remontant au temps, avant l’ère numérique, où la mécanique, avec ses rouages et ses engrenages, voyait plus large que les successions de 1 et de 0 du monde binaire. Gretchen and the fragment on machines, avec sa progression harmonique (née en 1814 de la plume de Schubert, dans son lied Gretchen am Spinnrade) et son alternance d’un motif rythmique à l’autre, propose une ensorcelante machinerie dénuée de rudesse, au déhanché presqu’humain -avec le paradoxe qu’elle-même, pour son écriture, n’est pas avare d’algorithmes de composition assistée par ordinateur et de logiciels de notation.
La Double Chaconne with Gaps d’Alexander Goehr (1932-) intervient comme une pause, paisible et protectrice, aux contours alanguis, arrondis comme des fauteuils de sénateurs : lentement, avec une parcimonie de timbres et l’indulgence de celui qui a vécu, Goehr nous amène à perdre le fil, la conscience de celui-ci, l’idée même qu’il y en a un -qu’il doit bien y en avoir un- : 29 variations sur deux chaconnes qui alternent (l’une légère, à la harpe et au piano ; l’autre sombre, à la flûte alto et à la clarinette basse) puis se rejoignent et la tentative de transposer en musique par le silence et le son ce que le peintre japonais Hokusai opère sur papier en définissant un espace blanc, duquel il démarre, par la forme et l’image.
Blenden | Tilgungen se construit comme un ensemble fragmenté de sons hétéroclites, qui s’épaissit peu à peu, avant de se désagréger, dans un mouvement de retour, en un amoncèlement plus léger, disparate dans sa propre cohérence : la question qui s’impose à l’esprit vagabondant à l’écoute de la composition de Joanna Woźny (1973-) est celle de savoir dans quelle mesure le hasard est à la manœuvre, à quel point les événements sonores qui nous intriguent dans l’obscurité relative de la salle de concert, assis sur ces chaises en plastique qu’on attache les unes aux autres pour magnifier le quadrillage ordonné d’une formation en rangs, surgissent mus d’une volonté propre ; la réponse est plus probablement à chercher du côté du soin méticuleux, peut-être maniaque, avec lequel Woźny dessine ses sons, mêlé à un ascétisme ambigu, une sorte d’intériorité de l’écoute, qui privilégie l’essentiel en même temps que l’instillation du doute -un défi en soi.
Iris ter Schiphorst (1956-), qui a un passé rock comme bassiste, claviériste, percussionniste et ingénieur du son, construit HYPER-DUB sur une expérimentation au Korg MS-20 (son synthétiseur de prédilection) de Chrislo Haas, membre de Der Plan (qu’on retrouve sur From Brussels With Love, la compilation fondatrices des Disques du Crépuscule) ou de Deutsch Amerikanische Freundschaft, éléments structurants de la scène musicale allemande des années 1980, et sur le texte de (ainsi que la rencontre avec) Dirk von Lowtzow (c’est lui qui le déclame) -guitariste et chanteur au sein de Tocotronic. Son phrasé, outre sa façon de s’accrocher au micro, étrangère au monde classique et idiomatique de la scène amplifiée, et la sonorité du MS-20 contribuent à donner corps à cette force qu’on sent à l’affut dès l’entame de la pièce au long de laquelle on guette ses manifestations, le péril toujours planant, sourd, autant que le public, enthousiaste, est attentif.
Créer, ce n’est jamais inventer ex nihilo
L’Ensemble Kwadrofonik (un quatuor inhabituel de claviers et de percussions) lui aussi propose une double prestation : j’assiste à celle de 17 heures, à la salle Stravinsky, dont une invraisemblable quinte de toux post-Covid m’éloigne un bon moment, sous le regard compatissant de l’agent de sécurité qui cherche partout des « bonbons Ricola » pour me venir en aide. Je rate donc une partie de stock footage piece 2: type beats, dans laquelle Malte Giesen (1988-) utilise des « séquences d’archives » musicales (le terme vient du cinéma), à la manière de l’électro et du hip-hop puisant dans le stock des beats disponibles, curieux de ce qu’on peut faire d’un matériau, à l’évidence tout sauf original et d’un niveau artistique douteux, lorsqu’on le passe à la moulinette et qu’on l’intègre à des sons ancrés dans l’avant-garde du milieu du 20e siècle. Prometteur.
Crâne nu et collier de barbe, veste de jogging noir à bandes blanches, jouant fort, provocateur et impliqué, Artur Zagajewski (1978-), Polonais de culture musicale contemporaine et rock, s’engage, avec Danses Polonaises, dans un discours (appuyé d’extraits filmés de manifestations et rassemblements de rue) en réaction à certains mouvements (très) conservateurs qui traversent son pays, poussé par une musique qui pulse avec la force de la révolte, qui halète avec le souffle de celui qui refuse de laisser faire. C’est brut, tendu, près de l’incongru et un silence ébouriffé accueille la fin du morceau -avant que n’éclatent les applaudissements d’un public d’accord pour se faire bousculer.
L’excellent travail de composition de Sasha J. Blondeau (1986-) tourne autour de la topologie, de l’espace, de son architecture, de sa physique et They développe cette approche en caractérisant plus finement les différents espaces traversés lors du déroulement de la pièce ; mais ce qui compte le plus, c’est l’atmosphère, prenante et étrange, cette voix (Barbara Kinga Majewska) qui raconte puis chante, du Beckett, du Foucault et des extraits du Manifeste cyborg (l’essai féministe de Donna Haraway qui, en 1984, déconstruit les catégories qui distinguent humain et animal, machine et organisme, homme et femme), les quatre musiciens qui plongent sur et dans les pianos, et un ensemble sonore si inconsidérément percussif qu’on en accepte la cohésion comme une évidence.
Avec cette ambition, double, de faire le point à la fois sur l’évolution des idées des philosophes polonais en même temps que sur son propre parcours de compositeur, Nigel Osborne (1948-) s’intéresse à deux trajectoires. Lui-même s’est d’abord penché sur la nature de l'énergie et des formes d'ondes, avant d’explorer les mathématiques et le rock ’n’ roll, ne quittant alors plus la musique, qu’il écoute dans les différentes cultures humaines et met en rapport avec la biologie et la médecine, avant de considérer son rôle dans les changements politiques révolutionnaires. A Short History of Polish Philosophy déroule cinq mouvements, chacun centré sur chapitre de l’histoire de la pensée en Pologne, et illustré par du matériau sonore spécifique, parfois extirpé de bandes datant d’expérimentations des années 1970 : la météo solaire pour la période copernicienne, une musique funky écrite en résonance avec la théorie de nombres premiers de Łukasiewicz, des sons modulés à partir de données biologiques (respiration, électroencéphalogramme, rythme cardiaque) ou des extraits radiophoniques témoignant des événements précurseurs de la formation de Solidarność -le tout est à l’aune d’une vie, bigarrée et multiple.
A cheval ou en train, le paysage n’est pas le même
L’histoire qu’elle raconte dans shouting forever into the receiver est à la fois susurrée par la section des harmonicas -dans lesquels Hannah Kendall (1984-) récupère le souffle des instrumentistes- et dialoguée par la conversation entre les deux talkiewalkies qui se font face de part et d’autre de la scène -sans compter les boîtes à musique préprogrammées qui murmurent la Lettre à Elise, l’Ode à la joie ou Le beau Danube bleu. Le tout déploie une trame méditative, émergence d’un monde sonore où la tentation immersive va de soi : on se laisse aller, on est dedans et quand ça s’arrête, on ne sait plus très bien d’où on revient, mais ce qui est sûr, c’est qu’on y était bien, un peu comme chez soi, dans l’intrication d’un environnement qui n’est pas le nôtre mais dont les infinis détails sont peaufinés comme le cuir de notre canapé familier.
Avec Georg Friedrich Haas (1953-) et weiter und weiter und weiter..., c’est dans un autre périple que s’engage l’Ensemble Modern, sous la houlette imposante de Vimbayi Kaziboni, plus inquiétant par ses ascensions lancinantes, ses fulgurances, ses stridences soudaines -autant d’éclairs exaspérés dans un ciel noir-, à la trame dense, aux accélérations constantes : les trois quarts d’heure de la nouvelle pièce du compositeur autrichien (écrite en même temps qu’il se plonge dans sa propre histoire pour la publication de ses mémoires -le titre provient d’un ver d’un poème de jeunesse) supposent un mouvement infini, toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite. Les deux pianos (réaccordés au quart de ton) et l’accordéon assument la précision microtonale d’un morceau ambitieux par sa durée autant que par sa consistance sonore, que l’on parcourt en apnée jusqu’au moment où le contrebassiste se lève, abandonne son instrument et quitte la scène, bientôt suivi par le clarinettiste, et chaque musicien, chef compris, jusqu’à laisser seul l’accordéoniste, avec une masse sonore désagrégée à ses pieds -et l’écho persistant d’un moment hors du commun.
La spatialisation pour troubler l’écoute
Le Baar-Sporthalle bruisse des conversations de ceux qui savent qu’ils se quitteront ce soir : les copains qui se sont retrouvés, les étudiants qui ont fait connaissance, les compositeurs qui ont frayé avec d’autres musiciens ; même ceux qui n’ont rien à dire sont un peu plus remuants que d’habitude.
Pour Parallax, Lula Romero (1976-) dispose les instrumentistes de l’Orchestre Symphonique de la SWR, conduits par Bas Wiegers, en trois sections asymétriques : l’une sur la scène frontale, la deuxième à l’arrière de la salle et la troisième au milieu de son côté gauche. L’idée est d’éviter un point privilégié duquel les trois groupes peuvent être entendus de façon égale et, au contraire, de multiplier les positions où le public expérimente une écoute différente de celle de ses voisins -à la manière de la parallaxe, cet effet visuel qui nous fait percevoir le placement d’un objet différemment suivant l’endroit à partir duquel nous l’observons. Avec une finesse presque perverse, Romero renforce l’ambiguïté (ou l’autonomie d’écoute du spectateur, c’est selon) en préférant, aux relations causales entre événements sonores, des accointances de ressemblance , ce qui laisse une place accrue aux interprétations (et à leurs divergences), d’autant que le son est projeté de façon spatialisée. De quoi être submergé par une musique qui ne se contente pas de son processus.
C’est à une autre division de l’Orchestre que procède Malika Kishino (1971-), sur la même scène mais en trois groupements, assemblés selon leur sonorité et spécifiés par la hauteur et le déroulé temporel, chacun représentant une variété de nuages, différenciés suivant leur altitude. La compositrice use des nuances infinies qu’offre l’écriture musicale pour répartir les couches sonores de son atlas des nuages, entre ordre et chaos : les rouleaux du tonnerre qui enfle, les effervescences de la pluie qui ne demande qu’à se déverser, mais aussi la légèreté translucide de l’air humide, le souffle des vents avant qu’ils ne se transforment en masses menaçantes. Et c’est elle, la menace, qui est à l’avant-plan de cette pièce, pas facile à appréhender mais habitée.
Malgré une construction qui crée du sens, je suis musicalement moins séduit par Ein Kinderlied (Dämonen), la berceuse d’Arnulf Herrmann (1968-) qui revisite à sa façon le Sandmännchen de Brahms : son disque vinyle qui tourne et craque sur la platine (comme tournent lentement sur eux-mêmes des haut-parleurs fixés aux cintres), l’entrelacement qu’il opère avec les instruments de l’orchestre, pataugent dans une pesanteur fastidieuse.
Quelques secondes avant l‘entame de EINGEDUNKELT, morceau de clôture du festival, mon regard est attiré par le vert vif du chiffon à colophane du contrebassiste, quand la violoniste Carolin Widmann fait son entrée, le brillant de sa robe prenant le relais de centre d’attention visuel. Peter Ruzicka (1948-) présente ici son deuxième concerto pour violon (…INSELN, RANDLOS, le premier, date du milieu des années 1990), quatre espaces sonores imbriqués, le violon comme « vox humana » parmi les chanteurs (du SWR Vokalensemble) éparpillés dans l’orchestre, avec une explosion qui me fait littéralement sursauter et grave la pièce, rugueuse, mélancolique, dans le souvenir.
Et c’est fini…
Quatre jours pour découvrir un an de travail, une concentration frustrante et exaltante en même temps : le Donaueschinger Musiktage est un rassemblement essentiel à la musique contemporaine, on y découvre, y rencontre, y confronte, y renouvelle ce qui fera (une partie de) la musique de demain. Certaines années sont plus folles, d’autres plus sages. On a parfois aussi besoin de souffler.
Donaueschingen, du 13 au 16 octobre 2022
Bernard Vincken
Crédits photographiques : RAGE Thormbones : Weston Olencki et Mattie Barbier © SWR / Agata Zubel et le SWR Symphonieorchester dirigé par Pascal Rophé © SWR / Neuen Vocalsolisten Stuttgart © SWR / Artur Zagajewski et l’Ensemble Kwadrofonik © SWR / Vimbayi Kaziboni et l’Ensemble Modern © SWR