Dossier Espagne (I) : le flamenco au confluent des sources orales et écrites

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Pour qui s'intéresse à la gestation des musiques de demain, le Flamenco apparaît comme un ferment particulièrement actif des métamorphoses musicales en cours. Au-delà des stéréotypes qui le représentent à l'extérieur depuis le Romantisme, son identité est assise sur un socle de valeurs musicales et philosophiques liées à l'Andalousie, d'une grande cohérence et d'une grande constance à travers les générations. La capacité du Flamenco à tendre et à détendre l'énergie sonore, son rôle d'interface entre Orient et Occident, sa position actuelle au confluent de l'oralité et de la mentalité urbaine sont autant de facteurs qui dessinent depuis vingt-cinq ans une évolution qui rappelle celle du Jazz, tout en demeurant spécifique, et qui permettent de mieux comprendre l'attraction puissante que le Flamenco exerce aujourd'hui sur des compositeurs et des musiciens venus d'autres univers musicaux.

La querelle des origines

Il est clair que l'Andalousie, avec l'empreinte des cultures qui s'y sont succédées, reste essentielle pour appréhender les ressorts profonds de l'esthétique du Flamenco, car c'est en Andalousie que le Flamenco continue de se vivre au quotidien.

C'est là, et pas ailleurs en Espagne ni a fortiori en Europe, qu'il s'est élaboré. Mais, parce que sa transmission est orale, les sources historiques directes du Flamenco comme art musical et phénomène social ne remontent pas au-delà du XVIIIe siècle. C'est de 1881 que date le premier ouvrage qui se penche sur la question, Cantes Flamencos du grand folkloriste Antonio Machado y Alvarez "Demófilo". 

Ce que nous savons de façon à peu près sûre tient en peu de choses.

Depuis l'Antiquité, Ibères, Carthaginois, Grecs, Romains, Juifs, Vandales, Arabes et Berbères, Persans, Gitans, mais aussi Italiens, Flamands et Autrichiens de l'empire habsbourgeois, se sont successivement établis en Andalousie. Leurs apports culturels se sont sédimentés, ou bien sont devenus fongibles entre eux ; ils se sont succédés, ou ont coexisté simultanément, comme à l'époque de la domination musulmane où les civilisations arabe, juive et chrétienne ont vécu en osmose relative. Mais ces influences sont aujourd'hui indémêlables, et nous ne savons pas évaluer avec fiabilité leurs poids respectifs dans la genèse du Flamenco. Il y a beaucoup de mythes et peu de certitudes. Comme l'écrivait Georges Hilaire, «le Flamenco est un art sans état-civil, un art que chaque exécutant baptise à son tour...».

Au milieu d'un tel brouillard, l'apport de la civilisation arabo-andalouse et celui des Gitans semblent prépondérants. 

L'apport arabo-andalou est présent aujourd'hui encore avec force dans toute la culture andalouse : l'architecture, le mode de vie, la cuisine, certaines structures mentales (les images et les références de la poésie populaire, par exemple) en constituent des repères toujours visibles ; et il est probable que c'est là que le Flamenco a puisé une partie des éléments de sa structure "orientale" : le caractère monodique du cante , certaines échelles modales, la pratique des micro-intervalles, l'art de l'improvisation, la construction de l'ornementation, certaines de ses techniques vocales (émission, timbre, utilisation du langage comme son) et instrumentales (attaque, percussion). 

Deux remarques sur cet apport arabo-andalou. La Reconquista par les Rois Catholiques a fait cesser la domination arabo-andalouse deux cent cinquante ans plus tôt à Séville (1236), Jerez et Cordoue, qu'à Grenade (1492); mais c'est à Séville, Jerez et dans toute l'Andalousie maritime de la plaine du Guadalquivir que le Flamenco s'est développé pour l'essentiel.

Par ailleurs, les musiques dites "arabo-andalouses" ou andalusi, jouées de nos jours dans tout le Maghreb, ont peu à voir avec le Flamenco, en dépit du voisinage géographique et des nostalgies qu'inspirent cet âge d'or de l'Andalousie (les musiques non-flamencas des Montes de Malaga et l'improvisation poético-musicale du trovo, qu'on trouve jusqu'à Murcia, en sont bien plus proches). Les chants berbères du Haut-Atlas, les styles instrumentaux d'oud ou de bousoq du Proche-Orient, de l'Irak à la Syrie et au Liban, ont davantage en commun avec le Flamenco et ce qu'en son sein nous pouvons repérer de l'apport arabo-andalou initial, que n'en ont les noubas marocaines, algériennes ou tunisiennes. Il faut donc tourner le dos au mythe, issu du Romantisme, d'un Flamenco échappé de la Grenade arabe et cousin germain des musiques arabo-andalouses actuelles.

L'autre apport essentiel est celui des Gitans. Ils arrivent au XVe siècle, en Espagne comme en France, au moment même où Juifs et Maures étaient persécutés, expulsés ou en voie de marginalisation. Leur forte structure familiale et clanique, leur sédentarisation progressive, mais de plus en plus stable (on trouve à Séville depuis le XVIIIe siècle les noms des principales familles gitanes, comme les Vargas, Flores, Camacho, ou Heredia), ont fait de ce que le guitariste gitan de Lebrija Pedro Bacan appelle las familias cantaoras (les familles où l'on chante), les noyaux de la transmission du Flamenco dans ses modalités les plus gitanes.

On pense que c'est dans les familles de Gitans musiciens que les styles de cantes fondamentaux, comme la solea, la siguiriya, le martinete et la tona, le tango, les alegrias ou les bulerias se sont le plus développés.

Ici, avec l'opposition entre les tenants de l'apport gitan et ceux de l'apport andalou non-gitan (payo), la querelle des origines atteint des sommets. Clarifions.

Le Flamenco n'est pas aujourd'hui séparable en cante gitan et cante non gitan; il ne l'a d'ailleurs jamais été. Il est probable (mais non démontré) que les Gitans aient joué un rôle moteur dans son élaboration, mais dès que l'on entre dans les temps historiques du Flamenco -depuis le XIXe siècle-, on rencontre des musiciens et des chanteurs des deux provenances : Juan Breva, Chacon, Manuel Vallejo, Pepe de la Matrona, Juan Varea, Paco de Lucia, Enrique Morente, Carmen Linares, Rafael Riqueni ou Vicente Amigo, ne sont pas gitans; Manuel Torres, Nino Gloria, La Nina de los Peines, Sabicas, Antonio Mairena, Camaron de la Isla, Moraito, Pedro Bacan, Ines Bacan, Pepe Habichuela, Agujetas ou El Torta, sont gitans.

Chacun apporte sa sensibilité et ses références culturelles, et la communication à travers le Flamenco entre Gitans et non Gitans est ancienne. Il y a une façon gitane de chanter ; il y a une façon paya de chanter. Mais le Flamenco n'est pas la possession exclusive des uns ou des autres. C'est même le fait qu'il soit le résultat de la convivencia très sophistiquée des deux communautés, à mi-chemin entre osmose et confrontation, qui lui donne pour une part sa richesse.

Chemin faisant, nous rencontrons un nouveau mythe : celui du tronc commun des cultures gitanes, du Rajastan à l'Andalousie en passant par les Carpathes, les Balkans, la Hongrie et la Camargue. A la fois racial ("Ah, les Tziganes à la peau cuivrée de Fils de l'Inde !") et lyrique ("Ah, les Gens du voyage !"), ce mythe, comme tous les mythes, grossit quelques éléments pour aboutir à des conclusions fausses. En l'occurrence, de l'origine ethnique indienne probable, du nomadisme comme atavisme lointain, on déduit la parenté des cultures et des musiques dans leur état actuel. Depuis quelques années, les "Routes indiennes" ou "Routes tziganes" se multiplient dans les festivals et les grandes institutions culturelles européennes, alors qu'il suffit d'écouter la musique des tziganes turcs pour constater qu'elle n'a pas à voir directement avec celle des ethnies du Rajastan, que celle des tziganes hongrois est encore un autre univers, qu'en passant de l'Europe centrale à l'Europe du Sud, on change de planète musicale, et qu'au sein de l'Europe du Sud, les Gitans de Camargue et de Catalogne ont une musique empruntée en surface seulement à l'Andalousie.

Certains auteurs ont tenté d'établir un parallèle entre le cante et la loki dili, le chant long des Tziganes hongrois ; mais à l'écoute, il n'y a pas de raison de les rapprocher davantage qu'on ne peut rapprocher le cante de certains chants asturiens, géorgiens, syriens ou même japonais, qui ont des caractéristiques "jondos" dans le type de leur émission ou leur tension maîtrisée. Dans le cas du Flamenco, le mythe de l'unicité tzigane -qui a quelques bonnes raisons ethnologiques mais pas d'intérêt musical majeur- aboutit à détourner l'attention de ce qui fait actuellement la vraie singularité du Flamenco  : sa richesse musicale, sa vitalité et sa capacité de rencontres avec d'autres musiques, au sein desquels les musiques tziganes "soeurs" ne sont pas nécessairement prioritaires.

Tout à fait d'accord avec Yehudi Menuhin pour dire que «les musiques traditionnelles sont nos racines» et que «les nomades sont les abeilles qui fertilisent les plantes» , mais il faut aussi prendre soin, lorsque l'on parle du voyage nomade du Rajastan à l'Andalousie, de distinguer les divers univers musicaux, et sous couvert de tziganophilie, de ne pas retomber dans "le nivellement par le global" dont parle par ailleurs Menuhin. Les pires ennemis des Gitans (comme des Juifs et pour des raisons analogues) sont ceux qui les ethnicisent de manière indifférenciée, comme on le voit à nouveau en ex-Yougoslavie. On dit "les Gitans", "les Roms","les Tziganes", et bientôt on ne veut plus voir qu'ils appartiennent à des cultures différentes.

En tout état de cause, située à la fracture entre Orient et Occident, l'Andalousie (et le creuset de Madrid) comme, à l'autre bout de l'Europe, Carpathes et Balkans, offre en 1996 avec le Flamenco l'un des patrimoines musicaux les plus riches d'Europe. C'est cette richesse qui conduit les compositeurs, espagnols et français, à poser un regard nouveau sur le Flamenco, en laissant de côté les préjugés nourris jusque-là à son encontre.

Rédaction : Frédéric Deval.  Coordination Bernadette Beyne.

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Crédits photographiques : Pixabay / Edouard Manet

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