Dossier Espagne (II) : l'Espagne des mirages

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Depuis toujours, l'Espagne exerce une fascination à nulle autre pareille. La barrière très réelle des Pyrénées, sept siècles de présence arabo-musulmane, une position excentrée par rapport au coeur de l'Europe, tout cela en fait le but "exotique" le plus proche de nous, le seul qui se situe sur notre continent même, dont l'Espagne fait par ailleurs intensément partie, tout en servant déjà de pont vers l'Afrique. Se réclamant à bon droit de sa culture européenne, l'Espagne a toujours cultivé sa différence, et cela se reflète aussi dans sa musique. Bien des compositeurs d'autres pays ont subi son attirance, soit en s'y rendant, soit en se fantasmant une Espagne à eux, souvent plus vraie que nature. Ils sont le sujet de ce bref essai.

Si l'hispanomanie de la France de Louis XIII, dont le témoignage le plus fameux demeure Le Cid de Pierre Corneille, ne semble guère avoir laissé de traces sur le plan musical, un siècle plus tard François Couperin a réservé une place de choix à l'Espagne avec L'Espagnole, deuxième des quatre Sonades de son recueil Les Nations. A cette époque, l'Espagne perdait peu à peu son statut de grande puissance, et ce déclin se traduisait également par le manque de grands compositeurs autochtones. Comme l'Angleterre, l'Espagne se mit donc à importer ses musiciens, principalement d'Italie. Or, la force d'attraction du pays dans sa singularité culturelle était telle qu'ils furent littéralement absorbés et devinrent des compositeurs espagnols d'adoption. Ce fut le cas avant tout de Domenico Scarlatti, dont la plupart des Sonates portent l'empreinte profonde des rythmes, des mélodies et même des harmonies de la musique populaire espagnole, sans compter ses sonorités qui font du clavecin de Scarlatti un proche parent de la guitare flamenca. Les oeuvres de son brillant disciple local, le Padre Soler, ne surpassent pas les siennes en ce qui concerne la couleur locale. L'autre grand Italien devenu Espagnol d'adoption fut Luigi Boccherini, dont l'unique oeuvre théâtrale, La Clementina, est espagnole de sujet et de style, et dont surtout l'abondante musique de chambre recèle de multiples allusions à la musique populaire d'Espagne, à commencer par l'illustre et populaire Ritirata nocturna de Madrid. Au niveau européen, on ne saurait oublier que deux des plus grands opéras de Mozart sont à sujet espagnol : la Sérénade de Don Juan et davantage encore le Fandango des Noces de Figaro possèdent une indéniable couleur locale, alors que le Fidelio de Beethoven, situé en Espagne lui aussi, n'en porte aucune trace. 

Le XIXe siècle vit se développer soudainement le tourisme, et l'Espagne, malgré le handicap de moyens de communications difficiles et archaïques, devint bientôt un but privilégié des voyageurs, et en particulier des musiciens. Rares sont ceux qui n'en furent pas marqués, le cas de Chopin à Majorque constituant presque une exception. 

Ce fut curieusement un Russe qui ouvrit la grande série. Mikhaïl Glinka effectua un long séjour, à Madrid et en d'autres lieux, en 1845, et en rapporta deux éblouissantes Ouvertures-Fantaisies pour orchestre, Jota aragonese et Souvenir d'une Nuit d'Eté à Madrid, qui inaugurent brillamment l'exotisme ibérique européen. Par bien des aspects, orchestraux notamment, la première, surtout, annonce l'Espana de Chabrier, et par ailleurs son thème se retrouve curieusement dans le solo de cor de postillon du troisième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler. L'exemple de Glinka fit souche en Russie, comme en témoignent l'intéressante mais peu connue Ouverture sur un thème de Marche espagnole (1857) de Mily Balakirev et, surtout, l'illustre Capriccio espagnol de Rimski-Korsakov (1888), toutes ces oeuvres faisant appel à des thèmes populaires authentiques. Plus près de nous, Igor Stravinski suivit les Ballets russes de Diaghilev au cours de leur tournée madrilène de 1915. Il en ramena Espanola qui fait partie des Cinq Pièces faciles (plus tard orchestrée dans la Petite Suite n°1), la curieuse pièce pour pianjola (piano mécanique) intitulée Madrid, et enfin de nombreuses allusions au Paso doble dans l'Histoire du Soldat. Prokofiev situa à Séville l'action de son truculent opéra-bouffe Les Fiançailles au Couvent (1941), tandis que l'on trouve une couleur locale très typée dans Malaguena, le deuxième des deux poèmes de Garcia Lorca utilisés par Chostakovitch au début de sa Quatorzième Symphonie (1969). 


Contrairement aux Russes, et surtout aux Français dont il sera question tout à l'heure, les compositeurs germaniques furent attirés par l'Italie beaucoup plus que par l'Espagne, à une exception près, mais de taille : celle d’Hugo Wolf. Non seulement l'un de ses plus beaux et importants recueils de Lieder est-il le Spanisches Liederbuch, mais ses deux Opéras, Der Corregidor (sur le même sujet que Le Tricorne de Manuel de Falla) et Manuel Venegas (inachevé) se situent en Espagne. C'est le cas également de trois des opéras les plus célèbres de Verdi, Le Trouvère, La Force du Destin et Don Carlos, et des personnages comme Azucena, Preziosilla ou Fra Melitone ont incontestablement des traits espagnols. En Italie toujours, mais à notre époque, Goffredo Petrassi a situé deux de ses oeuvres scéniques en Espagne, son opéra Il Cordoveno et son ballet Ritratto di Don Chisciotte

Néanmoins, dans cette "Espagne vue du dehors", c'est incontestablement la France, "el pais vecino", qui se taille la part du lion, et c'est naturel. Si Berlioz, ce quasi-Italien d'adoption  ne se laissa inspirer qu'une seule fois par l'Espagne, dans l'entraînant boléro chanté de Zaïde, la véritable "hispanisation" de la musique française ne se déclencha qu'après la guerre de 1870. 

Edouard Lalo, Lillois aux ancêtres espagnols (son nom le révèle, et davantage encore son physique) ouvrit le feu en 1874 avec sa brillante Symphonie espagnole, en fait une suite concertante en cinq mouvements pour violon et orchestre écrite à l'intention du plus grand violoniste espagnol de l'époque, Pablo de Sarasate. Un peu plus tard, Saint-Saëns devait écrire sa non moins célèbre Havanaise. Mais quelques mois seulement après l'oeuvre de Lalo, Georges Bizet donnait la plus illustre de toutes les oeuvres hispanisantes, Carmen, qui devait être aussi son chant du cygne. Les Espagnols n'aiment pas vraiment Carmen, à laquelle ils reprochent un hispanisme plus pittoresque qu'authentique, mais quoi qu'il en soit, le monde entier voit l'Espagne avant tout à travers le chef-d'oeuvre de Bizet. 

Emmanuel Chabrier parlait et écrivait couramment l'espagnol, et son premier maître de piano avait été un Carliste émigré. Contrairement à Lalo et à Bizet, il entreprit un grand voyage touristique en Espagne en 1882, une truculente correspondance témoignant de son émerveillement, mais aussi de sa très attentive lucidité dans la notation de ce qu'il voyait et entendait. A son retour, en 1883, il donna España, une éblouissante rhapsodie pour orchestre dans le caractère d'une Jota aragonaise, véritable pont entre celle de Glinka déjà citée et le Stravinski de Petrouchka. Un peu plus tard, Chabrier récidiva avec une Habanera hélas beaucoup moins connue. 

Même le doux Fauré, si peu soucieux de couleur locale, se laissa tenter une fois, avec l'entraînant Pas espagnol terminant sa Suite de Dolly. L'Espagne vue par Albert Roussel est celle, malicieuse et ironique, d'une mélodie comme Le Bachelier de Salamanque ou de la pièce pour guitare intitulée Segovia. Cette ironie se fait franchement caustique, voire parodique, dans la pièce pour piano d'Erik Satie intitulée Españaña (sic !), avec des indications telles que Plaza Clichy ou Puerta Maillot. La Fantaisie espagnole pour orchestre de Lord Berners, le "Satie anglais", est du même ordre. Mais hâtons-nous d'arriver aux deux plus grands de tous les "Hispanisants", Claude Debussy et Maurice Ravel. 

Debussy ne passa en tout et pour tout qu'une après-midi en Espagne, le temps d'assister à une corrida à Saint-Sébastien, et encore était-ce à la fin de sa vie, alors qu'il avait déjà écrit toutes ses grandes pièces hispanisantes. Celles-ci sont donc le fruit d'une intuition géniale, celle dont il parlait à son éditeur Jacques Durand en lui écrivant : "Quand on n'a pas le moyen de se payer des voyages, il faut suppléer par l'imagination". Le premier chef-d'oeuvre du genre fut La Soirée dans Grenade, deuxième des trois Estampes pour Piano de 1903, mais il fut précédé de deux pièces qui en constituent comme des "travaux d'approche" : Lindaraja pour deux pianos et D'un Cahier d'esquisses. Manuel de Falla a exprimé son admiration pour la réussite exceptionnelle de la Soirée dans Grenade : "La force d'évocation concentrée dans ces quelques pages tient du prodige quand on pense que cette musique fut écrite par un étranger guidé presque par la seule vision de son génie. C'est bien l'Andalousie qu'on nous présente : la vérité‚ sans l'authenticité, pourrions-nous dire, étant donné qu'il n'y a pas une mesure directement empruntée au folklore espagnol et que, nonobstant, tout le morceau, jusque dans ses moindres détails, fait sentir l'Espagne". 

Sans la moindre concession au pittoresque, Masques (1904), par sa sécheresse crépitante, par son tragique profondément fataliste, par ses sonorités de guitare si proches des sonidos negros du flamenco, se rattache également à la veine hispanisante de Debussy. Deux des Préludes le font d'une manière plus avouée : la Sérénade interrompue (Livre I n°9) sur le mode ironique et plaisant de certains Caprichos de Goya, alternant sonorités de guitare et amplifications mélodiques sur le mode gitan, et La Puerta del Vino (Livre II n°3), inspiré par une carte postale envoyée par Manuel de Falla et représentant un coin de l'Alhambra de Grenade : c'est le suprême aboutissement de tout ce versant de l'inspiration debussyste, dans un climat d'âpre fierté modale, aux saveurs fortes de thym et d'aguardiente, annonçant l'univers poétique de Garcia Lorca. 

Ces deux Préludes sont postérieurs à l'achèvement du grand triptyque orchestral d'Iberia (1908), élément central des Images pour orchestre. Dans ce chef-d'oeuvre, Debussy a réussi à abstraire l'Espagne, ses paysages, son peuple, sa musique, au niveau universel de l'archétype : c'est un concentré d'Espagne imaginaire plus "vrai" que nature, de même qu'une bonne peinture sera toujours plus vraie qu'une photographie. Et pourtant, la couleur locale est assurée par des moyens matériels : castagnettes, tambour de basque, imitation des guitarras y badurrias par les pizzicati de cordes dans le Finale, rythmes de Sevillana ou de Habanera. Le raffinement insurpassable, presque insoutenable, des Parfums de la Nuit qui constituent le centre du triptyque élargissent la perception sonore au niveau des couleurs, des odeurs, voire des sensations tactiles... 

Enfin, on retrouve certains "hispanismes" mélodiques, rythmiques ou modaux jusque dans les ultimes Sonates du compositeur, celle pour violoncelle et tout particulièrement celle pour violon, qui comporte des procédés d'amplification mélodique proches du flamenco. 

Le cas de Maurice Ravel est différent : né à Ciboure, quartier de Saint-Jean de Luz à deux pas de la frontière espagnole, il était basque par sa mère et revendiqua toujours cette appartenance, bien que son père fût d'origine helvético-savoyarde. L'Espagne est le fil conducteur qui parcourt toute sa vie créatrice, depuis la Habanera, coup de génie de ses vingt ans, jusqu'à la toute dernière oeuvre que la maladie lui concéda encore, les trois Chansons de Don Quichotte à Dulcinée de 1932-33. Contrairement à Debussy, il eut l'expérience à la fois atavique et réelle de l'Espagne, où il se rendit souvent, ce qui n'ôte du reste rien à la valeur géniale de ses oeuvres hispanisantes. Après la Habanera, il faut citer l'illustre Pavane pour une Infante défunte (1899) évocation très stylisée d'une Espagne révolue, presque abstraite, celle de l'Escurial du temps des Rois. Très différente est l'Alborada del Gracioso (1905), l'une des cinq pièces du recueil pianistique des Miroirs, bien qu'on la connaisse mieux dans sa crépitante parure orchestrale. Cette pièce d'une ironie caustique incomparable est l'équivalent, dans sa production, de la Sérénade interrompue de Debussy. Mais elle annonce aussi le climat de l'opéra-bouffe de 1907, L'Heure espagnole, sur un sujet pas tellement éloigné, somme toute, de celui du Tricorne. Quelques mois plus tard, Ravel terminait sa première grande oeuvre purement orchestrale, la Rhapsodie espagnole, dont le troisième des quatre mouvements reprend la Habanera de 1895. Antérieure de quelques mois à l'Iberia de Debussy, elle en constitue comme une antithèse plus réaliste et plus objective. Ensuite, si l'on trouve de nettes traces d'hispanisme dans le Pantoum du Trio avec piano de 1914, il faut attendre 1928 pour rencontrer la plus illustre de toutes les pièces "espagnoles" du monde entier : le Boléro, dont Ravel, très lucide, disait : "C'est mon chef-d'oeuvre, malheureusement il n'y a pas de musique dedans". On peut y voir aujourd'hui une prémonition géniale des musiques minimalistes, mais la partition, outre son pouvoir d'envoûtement terrifiant (c'est l'une des grandes pages tragiques de Ravel) demeure une insurpassable leçon d'orchestration. 

 Et depuis ? Il faut mettre à part le cas de Maurice Ohana, car ce très grand compositeur était un Andalou de pure souche, né à Casablanca, dont tout un versant de l'inspiration est espagnol, et qui passait plusieurs semaines en Andalousie chaque année. Mais d'autres compositeurs ont continué à "fabuler" leur Espagne. Sans compter ceux, nombreux, qui écrivirent des opéras d'après des pièces de Garcia Lorca (Maria Pineda de Louis Saguer, Noces de Sang de Wolfgang Fortner et, plus récemment, de Charles Chaynes, et bien d'autres encore), je citerai seulement deux pages maîtresses de la littérature récente pour le piano : la Fantaisie sur des Rythmes Flamenco de Frank Martin, inspirée par les activités chorégraphiques de sa fille, spécialisée en danse espagnole, et le singulier triptyque Hispania de Giacinto Scelsi, vision onirique stupéfiante de ce grand compositeur italien dont les ancêtres lointains étaient espagnols... 

Rédaction  : Harry Halbreich.   Coordination Bernadette Beyne.

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Crédits photographiques : Manet / Goya / MET / Musée des Beaux-Arts de Lille.

 

 

 

 

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