Dossier Faust (III) : Faust par Hector Berlioz ou le mépris cinglant des conventions
Chef-d’oeuvre absolu et emblématique du romantisme allemand, la légende de Faust vue par Goethe ne pouvait qu’enflammer l’esprit exalté du plus romantique des compositeurs français. Le drame le plus célèbre de la littérature allemande est pour Berlioz l’histoire de toute une vie et le théâtre de bien des expériences... Dès ses premières années de composition, en 1828 très exactement, Goethe est au centre de ses préoccupations : il compose Huit scènes de Faust qu’il s’empresse d’estampiller fièrement “Opus 1”... et qui serviront de base de départ pour sa future Damnation ! Bien des années plus tard en effet, au cours d’un voyage en Europe Centrale en 1845, il entreprend une composition de bien plus grande envergure. L’inspiration lui vient sans difficulté, les vers comme la musique semblant naître spontanément. Il réécrit le texte, le simplifie, le rend plus direct, moins fouillé : “une fois lancé, je fis les vers au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composais ma partition avec une facilité que j’ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages”. Rien ne l’arrête dans sa force créatrice et tout son voyage semble ponctué par la mise au point des airs les plus sublimes de la partition. “Je regarde cet ouvrage comme l’un des meilleurs que j’aie produits”, écrit-il encore dans ses Mémoires. L’oeuvre tombera pourtant à sa deuxième représentation devant une salle à moitié vide et entraînera l’infortuné compositeur dans un désastre financier dont il ne sortira qu’à grand-peine.
N’accablons pas trop le public de l’époque : l’oeuvre est déroutante.
D’abord, il ne s’agit pas d’un opéra au sens courant. Au fait, comment définir cette composition ? Opéra de chambre, oratorio profane, action scénique... ? Et que signifie l’expression finalement choisie comme sous-titre : “légende dramatique” ? La formule classique de l’opéra disparaît, on n’y trouve plus un seul des repères traditionnels, l’organisation des “numéros” semble tout à fait anarchique. Plus de séquences bien nettes airs-ensembles-choeurs, mais un flot continu, torrentiel, d’une musique à nulle autre pareille, tenant à la fois du rêve et du cauchemar, où chaque scène est appelée, préparée par la précédente, où l’on est littéralement happé par l’art grandiose d’un esprit visionnaire. L’orchestration elle-même a de quoi déconcerter l’auditeur du 19e siècle. Les audaces harmoniques, les étrangetés et intuitions géniales y sont légions, le rôle même accordé à l’orchestre est tout à fait nouveau, d’une richesse mélodique ébouriffante et inégalée, en fait celui d’un véritable narrateur. Nul mieux que Bernard Shaw n’a décrit avec autant de justesse l’impact que produit l’audition de la Damnation : “... ces sonorités et ces rythmes si étranges et singuliers, aux nuances fantomatiques et insolites, inattendus, inexplicables, comme venus d’ailleurs, débordant d’images et qui, toujours, nous racontent quelque chose”. D’autre part, on a souvent reproché à l’ouvrage d’être décousu. Le livret l’est, assurément, mais l’oeuvre de Goethe ne l’est-elle pas tout autant ? La musique, au contraire, garde continuellement une unité et une “logique” dramatique tout à fait exceptionnelle, évoluant sans cesse et culminant dans la vision dantesque de l’enfer, le Pandemonium, stade ultime de la démesure berliozienne. Une autre caractéristique importante de l’oeuvre est sa concision. Cela nous amène aux choix de Berlioz par rapport à l’original. Le livret, qu’il a écrit en grande partie lui-même, part de la traduction faite par Gérard de Nerval de la première partie de Faust, à l’instar de Gounod par exemple, et se limite donc aux “aventures” du Docteur et de Marguerite. On trouvera peu de scènes longues, peu de développements, mais au contraire des séquences d’une grande clarté narrative, aussi vivantes et contrastées que possible. Frapper vite et fort, au bénéfice de l’effet dramatique et, au besoin, à grand renfort d’effets aussi originaux que spectaculaires : tels semblent être les objectifs permanents du compositeur. Ainsi ne s’attache-t-il qu’aux scènes indispensables à la compréhension du drame. Il supprime pratiquement toutes les digressions, néglige systématiquement toutes les scènes à caractère philosophique. Exit donc le dialogue de Méphisto et de l’étudiant, la scène de la sorcière, celles où intervient Wagner, l’assistant de Faust... Exit aussi la plupart des personnages secondaires, la sorcière, Wagner, Marthe, Valentin, l’étudiant...
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Même la Nuit de Sabbat sera abandonnée, au profit toutefois de la fameuse Course à l’abîme et du Pandemonium, qui modifient radicalement la fin de l’ouvrage (Faust est damné) mais constituent une incontestable “trouvaille” d’un point de vue théâtral. La caractérisation des personnages est tout aussi saisissante. Méphisto ne surprend personne par sa désinvolture et ses sarcasmes. La truculence de la Chanson de la puce, le cynisme de la Sérénade sont bien connus. Son air magnifique Voici des roses, suave, provoquant, cajoleur, presque indécent, révèle toute la duplicité du personnage. Marguerite est toute de pureté, troublée seulement par le doute (le sublime air D’amour l’ardente flamme).
Le traitement appliqué à Faust révèle une fois encore le génie de Berlioz. S’éloignant de tous les standards, il ne donne à son héros aucun caractère tranché pas plus qu’il ne lui donne d’“airs” véritables. Les interventions de Faust, toutes magnifiques, se situent dans un style souvent proche de l’arioso, sans reprises, durchkomponiert, et servent en général de lien, d’”intermède de luxe” entre deux scènes. L’effet produit par la poésie de joyaux tels que Merci doux crépuscule ou de Nature immense, par exemple, est tout simplement magique. Parmi les nombreuses séquences orchestrales, certaines sont célébrissimes, telles l’arachnéen Ballet des Sylphes ou la fameuse Marche de Rakoczy, pour laquelle Berlioz n’a pas hésité à transposer l’action en Hongrie ! Les choeurs sont également traités avec maestria, notamment le magnifique Chant de Pâques et son envolée sur “Christ vient de ressusciter” ou encore le double choeur des soldats et des étudiants, digne de celui des marins du Vaisseau fantôme. Resté sans véritable descendance, cet ouvrage est le témoignage d’une musique éprise de liberté, animée d’un mépris cinglant des conventions, une oeuvre révolutionnaire dans tous les sens du terme.
Article rédigé par Bernard Postiau dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.
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