Dossier Mendelssohn (III) : la musique sacrée

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La musique sacrée, on l’oublie parfois, occupe une place privilégiée, sinon centrale, dans l’oeuvre de Felix Mendelssohn. Elle en constitue le volet le plus important en nombre, comme en témoigne toute une série d’opus, publiés ou non, qui vont de simples et brèves pièces à caractère liturgique jusqu’aux majestueux oratorios.

Si la musique d’essence spirituelle a tellement préoccupé le compositeur, ce n’est pas vraiment en tant que musicien d’église au sens strict, bien qu’il ait occupé l’un ou l’autre poste officiel dans ce domaine (chef de choeur d’église à Düsseldorf, organiste de la Cathédrale de Berlin). C’est d’abord en tant que croyant sincère, en effet, que Mendelssohn a fait preuve d’une inspiration particulière pour traduire le sens du sacré en musique. A l’image de Jean-Sébastien Bach, puissante figure tutélaire et modèle incontournable, Mendelssohn a dédié ses oeuvres sacrées au Créateur, en inscrivant en exergue l’une ou l’autre formule par laquelle il invoque Son aide au moment de coucher sur le papier le fruit de son travail. Les oeuvres qu’il écrit suite à une commande sont très rares. C’est donc mû par un réel besoin intérieur qu’il entreprend l’édification de ce gigantesque corpus, comme l’atteste cet extrait de l’une de ses lettres : "J’ai composé récemment plusieurs oeuvres sacrées, poussé par une impérieuse nécessité, tout comme il arrive que le besoin de lire tel ou tel livre en particulier, la Bible ou autre, se fasse expressément sentir et que seule la lecture de l’ouvrage puisse nous apaiser". 

Réellement curieux de tout ce qui touche au message religieux chrétien, Mendelssohn fait preuve d’un rare oecuménisme, puisqu’il compose indifféremment pour les Eglises catholique, luthérienne et anglicane. Son oeuvre témoigne également de son incontestable connaissance des textes sacrés et de la pertinence avec laquelle il effectue ses choix, assurant ainsi une complète osmose entre la consistance du fond religieux et la remarquable subtilité de la forme musicale.

Si, malgré cette véritable vocation de chantre de l’art spirituel, il a finalement peu écrit d’oeuvres spécifiquement destinées au culte, c’est qu’il s’est heurté à un problème de taille : celui de la finalité d’un art sacré certes de grande valeur artistique, mais débordant du cadre de la liturgie réformée, qui n’admet que des pièces qui ont un rapport très strict et très étroit avec les Saintes Ecritures. Dans ce cadre, il n’y a pas place pour les oeuvres de plus vastes dimensions, Psaumes, Cantates, Oratorios, qui abordent le message religieux avec une plus grande liberté, dans sa substance plutôt que sous une forme plus ou moins codifiée. Or, c’est dans ce type d’oeuvres, non conformes au canon de la musique liturgique de son époque, que se situe l’essentiel du legs mendelssohnien à la musique sacrée romantique.

Le compositeur s’est toujours montré préoccupé à propos du rôle et de la place de la musique dans la liturgie : "Une véritable musique d’église, c’est-à-dire pour le culte évangélique... cela me semble impossible, et pas seulement parce que je ne vois pas bien à quel moment de l’office il faudrait introduire la musique, mais parce que je n’en imagine pas la nécessité. A l’heure actuelle, j’ignore comment faire pour que la musique soit vraiment partie intégrante du culte, et ne se transforme pas en un simple concert, plus ou moins propice à la réflexion intérieure". Essentiellement sur commande, Mendelssohn a pourtant écrit des oeuvres qui tentent de résoudre cette équation, notamment à la lumière des thèses défendues par le Roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, lequel désirait unifier et régénérer la musique liturgique luthérienne en effectuant un retour au passé, et plus particulièrement à Palestrina, le héraut de la musique sacrée "pure et authentique", ainsi que, plus accessoirement, aux musiciens italiens de la première moitié du 17e siècle. Il s’agissait donc, pour cette école basée à Berlin, de "pénétrer l’esprit et la technique de ces maîtres du pur style vocal au point de réussir à faire refleurir celui-ci". En poste dans la capitale prussienne à partir de 1843, Mendelssohn a peu ou prou sacrifié à cet engouement, notamment dans une série d’oeuvres plus particulièrement destinées au choeur de la Cathédrale de Berlin. Parmi ces oeuvres figurent les Sechs Sprüche (Six Versets) op. 79, très convaincants par la densité et par la variété de leur substance musicale, ainsi que les Trois Psaumes pour soli et double-choeur op. 78, d’une simplicité et d’une pureté d’expression tout à fait prenantes. A cette veine peuvent également être associées diverses oeuvres destinées au rite catholique, tels le motet Hora est de 1828 qui évoque les cori spezzati vénitiens, les Vêpres de 1833 qui renouent avec l’idéal polyphonique de la Renaissance italienne tardive, ou encore les Trois Motets pour choeur de femmes et orgue op. 39, pleins de fraîcheur et d’élégance, composés à Rome pour les religieuses du couvent de la Trinità dei Monti. C’est par contre à l’Angleterre et au rite anglican que le compositeur a destiné son testament choral, à savoir les trois Church pieces op. 69 (1847), d’une limpidité extraordinaire. Le Magnificat (My soul doth magnify the Lord) qui clôture ce cycle compte parmi les pages les plus inspirées de leur auteur.

Cultivant une manière polyphonique originale, à la croisée de la tradition et de la modernité, Mendelssohn est resté très sensible à l’influence des maîtres du passé, et il a rapidement élargi son horizon pour aller chercher un autre modèle particulièrement consistant chez Jean-Sébastien Bach, dont il a été l’un des principaux redécouvreurs au 19e siècle. "Il n’y a qu’un Dieu à Leipzig, c’est Bach, et Mendelssohn est son prophète" dira à ce sujet Hector Berlioz, qui a décidément le sens de la formule... L’admiration d’essence totalement romantique qu’a éprouvé Mendelssohn pour Bach touche effectivement à la vénération. L’empreinte du Cantor est presque partout présente, particulièrement dès que Mendelssohn sort du cadre liturgique pour exprimer son sentiment religieux de manière plus personnelle, dans des oeuvres de plus longue haleine. Mais vénération ne signifie nullement pastiche. "S’il se trouve ici une quelconque ressemblance avec l’oeuvre de Bach, je n’y peux rien, car j’ai composé selon mon inclination. Si le texte m’a inspiré à la manière de Bach, j’en suis d’autant plus heureux. Car tu ne diras pas, j’espère, que j’ai copié la forme au détriment de la substance. Ce procédé me répugnerait, et il me serait même impossible de mener à terme les compositions creuses qui en résulteraient". Si Mendelssohn se réclame et revendique donc une référence à Bach, ce n’est nullement dans le but de promouvoir une écriture de type historisant, mais dans le sens d’une intensification du pouvoir de sa propre création, ce qu’il résume lui-même par ces mots : "Que tout ce qui est ancien et bon reste neuf, quand bien même ce qui s’ajoute doit être différent de l’ancien, parce que cela provient d’hommes neufs et différents". C’est donc bien d’une synthèse qu’il s’agit. Une synthèse typique du compositeur entre les techniques "vénérables" du passé, au premier rang desquelles figure le baroque contrapuntique de Bach, et les possibilités harmoniques du romantisme qui vient, celui de Schumann en particulier. De plus, à l’usage strict des chorals, fugues et canons, Mendelssohn ajoute son charme inné, son élégance proverbiale et les ressources de son instrumentation moderne, ainsi que son génie mélodique individuel qui semble réellement inépuisable. Tout ce travail est placé sous le signe d’un idéal de musique spirituelle "édifiante" qui cultive les valeurs de pureté, de sérieux et de recueillement. 

C’est tout d’abord dans une série de cantates pour choeur et orchestre, avec ou sans solistes, que s’incarne cet idéal. Mendelssohn trouve en effet dans les cantates un terrain d’expérimentation très propice pour renouer avec la riche tradition du passé et pour exalter le choral en tant que porte-drapeau de la musique luthérienne. Ces sept cantates, écrites entre 1827 et 1832 sous l’impulsion d’une réelle ferveur religieuse, n’ont été que récemment découvertes. Au sein de cette production, on peut retenir en particulier les deux cantates de Noël Christe Du Lamm Gottes (dédiée à Fanny) et Vom Himmel hoch, deux oeuvres d’une grande ferveur hymnique, à l’orchestration très soignée et inventive, la cantate O Haupt voll Blut und Wunden, magnifique méditation romantique sur la Passion, et la cantate Ach Gott, vom Himmel sieh darein, aux couleurs dramatiques plus affirmées. Dans cette dernière, le compositeur s’affranchit davantage de ses modèles et trouve un ton plus ouvertement expressif qui annonce les grands Psaumes pour soli, choeur et orchestre.

C’est dans ces derniers, en effet, que Mendelssohn donne sa pleine mesure. Particulièrement séduit par le texte des Psaumes, notamment du fait de leur portée universelle, le compositeur les utilise avec une totale liberté, en dehors de tout contexte liturgique, ce qui lui donne notamment la possibilité de n’en retenir que les vers qu’il juge les plus appropriés à être mis en musique. Au point de vue purement musical, l’influence de Haendel se conjugue désormais de plus en plus clairement à celle de Bach. En effet, la grandeur épique que Haendel a si admirablement insufflée à ses grands oratorios traverse maintes pages de ces authentiques chefs-d’oeuvre que sont les Psaumes n° 115 "Nicht unserm namen Herr" op. 31 (1830), n° 42 "Wie der Hirsch schreit" op. 42 (1838)11, n° 95 "Kommt, laßt uns anbeten" op. 46 (1838-1841), n° 114 "Da Israel aus Ägypten zog" op. 51 (1839) et n° 98 "Singet dem Herrn ein neues Lied" op. 91 (1843). Dans toutes ces oeuvres, Mendelssohn a fait étalage d’une rare inspiration. On ne sait en effet que citer en premier de l’originalité de la pensée créatrice, de ce don précieux dans le dosage des coloris, de cette sérénité tendrement mélancolique, de cette carrure solide et pourtant remarquablement souple, ou encore de ce contrepoint plein d’émotion, caché derrière son apparente austérité. Toutes ces qualités, placées sous le signe d’une alliance unique entre la rigueur contrapuntique de Bach et la grandeur hiératique de Haendel, magnifiée par un Mendelssohn définitivement maître de sa plume, on les retrouve bien entendu dans les deux grands oratorios qui constituent le point d’aboutissement et le sommet de la carrière d’un chrétien pieux et fervent. Paulus, écrit à partir d’un livret tiré des Actes des Apôtres et créé à Düsseldorf en 1836, et Elias, composé sur un livret extrait du Livre des Rois et créé dans sa version anglaise à Birmingham en 1846, ont d’emblée accédé à une exceptionnelle popularité qui jamais ne s’est démentie. Il faut dire que l’écriture vocale et chorale de Mendelssohn, qui se pose ici en héritier direct du Haydn de la Création et des Saisons, atteint des sommets de perfection formelle : équilibre remarquable entre polyphonie et mélodie accompagnée, orchestration brillante, harmonie souvent fascinante, écriture vocale somptueuse et construction dramatique certes encore perfectible dans Paulus mais totalement aboutie dans Elias. Extraordinaire par son relief dramatique et sa vérité scénique proche de l’opéra, ce dernier est réellement une oeuvre puissante et flamboyante qui n’a pas manqué de faire grande impression sur les contemporains du compositeur, comme en témoigne une fois encore Berlioz : "J’ai entendu le dernier oratorio de ce pauvre Mendelssohn. C’est magnifiquement grand et d’une somptuosité harmonique indescriptible".

Elias parachève magnifiquement toute une vie de création, unique par sa constance, son intériorité, sa sincérité, et marquée par une perpétuelle préoccupation d’ordre religieux, laquelle a été jusqu’à déborder sur l’univers symphonique du compositeur (Symphonies n°2 "Lobgesang" et n°5 "Reformation").

De la sorte, Mendelssohn apparaît incontestablement comme l’un des compositeurs majeurs du 19e siècle dans le domaine sacré.

Jean-Marie Marchal

 

 

 

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