Le Wanderer du voyage à l'errance (2) : Mendelssohn et ses impressions de voyage

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Le voyage d'agrément, autrement dit le tourisme, est un phénomène de civilisation relativement récent, vieux d'à peine deux siècles. Il a fallu attendre pour cela que le niveau de vie général augmente, et surtout que les conditions matérielles du voyage s'améliorent. Si les Anglais ont voyagé ainsi les tout premiers, c'est à la fois parce que leur pays était le plus développé de l'époque économiquement parlant et parce sortir de leur île s'imposait sans doute davantage que de franchir une simple frontière continentale. Inauguré à une échelle encore très modeste cinquante ans environ avant l'apparition des premiers chemins de fer, le tourisme devait évidemment se développer considérablement au fur et à mesure que l'Europe se couvrait de voies ferrées. Mais pendant plus d'un siècle encore, il demeura l'apanage d'une minorité de privilégiés par l'argent.

De cette minorité faisait partie un jeune homme heureux et génialement doué, qui méritait bien son prénom, Félix Mendelssohn. Son brave et généreux banquier de père lui offrit ainsi plusieurs voyages, dont certains seulement, notamment deux séjours à Paris, avaient un but strictement professionnel.

Lorsque, quittant Berlin le 10 avril 1829, Abraham Mendelssohn et sa plus jeune fille Rebecca accompagnent leur Félix, qui vient d'avoir vingt ans, jusqu'à Hambourg pour le mettre sur le bateau de Londres, le voyage (le premier des nombreux que le compositeur effectuera outre-Manche) possède également des buts artistiques. Mais à la fin de juillet, la saison musicale s'arrêtant pour les mois d'été, Félix, accompagné de son ami Klingenthal, et muni d'un solide viatique, part à la découverte de l'Ecosse. Le 30 juillet, il atteint Edimbourg, et, impressionné par le château d'Holyrood, dans la chapelle ruinée de Marie Stuart, il note le début d'une nouvelle Symphonie en la mineur: La très célèbre Ecossaise ne sera cependant achevée que plus de douze ans plus tard, le 20 janvier 1842, le soi-disant "facile" Mendelssohn ayant toujours longuement remanié ses oeuvres, en proie à une autocritique féroce. Sait-on bien que la Symphonie Italienne, dont il sera question plus loin, et dont nous admirons l'absolue perfection, ne le satisfit jamais, et qu'elle ne parut que bien après sa mort?... Quant au périple écossais, il se poursuivit par une visite à Sir Walter Scott, puis par une navigation aventureuse vers les Iles Hébrides, où, sur la petite île de Staffa, se cache la célèbre Grotte de Fingal. Le 7 août, sous l'impression très forte de cette visite (une mer agitée en rend souvent l'accès problématique aujourd'hui encore!), il note dans une lettre à ses parents le thème initial de ce qui deviendra l'Ouverture de la Grotte de Fingal ou des Hébrides

Par Glasgow et le District des Lacs, les voyageurs redescendent ensuite vers le Sud, et Félix, séparé de son compagnon, séjournera encore chez un ami de son père dans le Pays de Galles avant de regagner Londres début septembre. Là, victime d'un accident de la circulation (déjà!), il dut garder le lit durant deux mois, manquant ainsi à sa grande tristesse le mariage de sa soeur Fanny, et ne retrouva Berlin que le 7 décembre. Il ramenait dans ses bagages une autre oeuvre d'inspiration écossaise, beaucoup moins connue aujourd'hui, la Fantaisie en fa dièse mineur opus 28 pour piano, dite parfois Sonate écossaise, et qu'il joua à Goethe en mai 1830.

En effet, le 19 mai, après cinq mois passés au foyer familial, Mendelssohn repartait pour un périple beaucoup plus important, cette fois-ci sans but professionnel prioritaire. Son père lui dit simplement: "tu es jeune, va, découvre le monde!", et lui en donna les moyens, ce dont Félix ne manque jamais de le remercier dans sa correspondance. Or, "le monde", c'était en l'occurrence l'Italie, dont, depuis le mémorable voyage de Goethe en 1774-75, tout intellectuel ou artiste considérait la découverte comme essentielle à sa formation et à sa culture. D'ailleurs, en route vers le Sud, le jeune homme fit d'abord étape à Weimar, pour revoir le vieux Goethe (ce fut leur dernière rencontre), puis il s'arrêta deux mois à Munich, toucha Vienne et, par Graz, Klagenfurt et Udine, atteignit enfin le but de ses rêves, débarquant à Venise le 10 octobre. Ce jour même, il écrit à ses parents: "L'Italie enfin! Ce que j'ai considéré toute ma vie comme le plus grand bonheur possible a maintenant commencé, et je m'en délecte." Première impression de la cité lagunaire: la Barcarolle (Chant de Gondolier vénitien) opus 19 n°6, qui termine le premier cahier des Romances sans Paroles: il y en aura plusieurs autres tout le long de sa vie. Le 22 octobre, il est à Florence, et le 1er novembre il arrive à Rome, but du voyage, et où il séjournera jusqu'au 10 avril 1831. Ayant trouvé un délicieux logement Place d'Espagne, il y compose, découvre antiquités et oeuvres d'art, mais se délecte aussi de Palestrina et d'autres polyphonies anciennes. Vers le 10 mars, arrive Berlioz, nouveau pensionnaire à la Villa Médicis, et une amitié se développe bientôt, mais Mendelssohn fréquente également peintres, sculpteurs et archéologues. C'est à Rome, le 26 décembre 1830, qu'il achève la première version de la Grotte de Fingal, dont il se déclarera bientôt insatisfait, car à son avis, "elle sent trop le contrepoint d'école, et pas assez les mouettes et la morue salée"... La version définitive, celle que nous connaissons, ne sera mise au point qu'en avril-mai 1832, à Londres...

En avril 1831, Félix quitte Rome pour aller visiter Naples et Pompei, puis, après une brève étape dans la Ville éternelle, il entreprend à petites journées son voyage de retour par Florence, Gênes, Milan (où il passe une semaine), la Suisse, dont il parcourt les montagnes à pied, Munich, Francfort et Düsseldorf. Mais il ne rentre pas chez lui, il séjourne une nouvelle fois à Paris du 15 décembre 1831 à avril 1832, puis à Londres, d'où il regagne enfin Berlin fin juin, après deux grandes années d'absence. Il rapporte d'innombrables dessins et aquarelles de ses pérégrinations, révélant un talent peu commun, ainsi que les esquisses de ses deux Symphonies. L'Italienne sera terminée le 13 mars 1833, mais, on l'a vu, Mendelssohn ne parviendra jamais à la remanier d'une manière qui le satisfasse, tandis que l'Ecossaise, conçue dès 1829, atteindra quant à elle à une forme définitive en 1842. La publication posthume de l'Italienne explique qu'elle porte le numéro 4, le numéro 3 étant réservé à l'Ecossaise, terminée beaucoup plus tard!

Ces deux oeuvres, ainsi que la Grotte de Fingal ont inauguré un genre neuf, celui du tourisme musical, des impressions de voyage qui auparavant se traduisaient plutôt sur le plan pictural ou littéraire. La Grotte de Fingal est la première grande marine musicale, que Wagner admira avant de la dénigrer. La Symphonie italienne rayonne de tout l'éclat de la lumière méditerranéenne dès son vibrant appel initial la-do dièse-la, dont le rythme amphibraque (brève-longue-brève) scande le mot "Ita-lia", selon les propres dires du compositeur. L'Andante se souvient des cortèges de pèlerins à Rome, tandis que la verve fiévreuse et endiablée du Saltarello final montre à quel point Naples a impressionné le jeune compositeur. Mendelssohn, génie visuel des plus rares, avait un sens infaillible de l'éclairage et de la couleur: la lumière atténuée, voilée, des sombres paysages écossais ressort admirablement du la mineur de la Symphonie qui les évoque, et au sein de cette oeuvre plus profonde et plus grave que sa soeur transalpine, seul le Scherzo, avec son thème pentaphone si typiquement écossais et proche du folklore des joueurs de cornemuse met une tache de couleur vive. 

Mendelssohn demeura sa vie durant un inlassable voyageur, même si le retour à Berlin de l'été 1832 marque une césure dans sa vie, celle de la fin des années d'apprentissage. Mais avant même d'entreprendre ses grands périples il avait mis en chantier dès 1828 une Ouverture, parachevée quatre ans plus tard, basée sur le poème de Goethe Mer calme et heureux voyage, et qui révèle déjà son appétit des grands espaces. Et il était rentré d'Angleterre en décembre 1829 avec, dans ses bagages, un Singspiel intitulé Le Retour de l'Etranger...

Harry Halbreich

Article rédigé par Harry Halbreich dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

Crédits photographiques : Mendelssohn / DR

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