Dossier Rimsky-Korsakov (I) : un compositeur opératique ?

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Crescendo Magazine poursuit la mise en ligne des articles publiés dans ses versions papiers. Nous reprenons ici le dossier Rimsky-Korsakov avec une première partie d'un article rédigé par Bruno Peeters pour le n°94 de notre média.

Ce seul nom évoque une grandiose série d’images flamboyantes, d’orchestrations de luxe, de noms fabuleux surtout : Schéhérazade, Antar, Capriccio espagnol, Sadko, Kitège, Le Coq d’Or... Avec Moussorgski et Borodine, il incarne l’âme de la Russie nationaliste, aux côtés d’un Tchaïkovski plus tourné vers l’Occident. Ses oeuvres orchestrales et ses Suites d’opéras ne cessent d’être jouées et enregistrées, même si aucun de ses quinze opéras ne connaît la gloire d’un Boris Godounov ou d’un Eugène Onéguine. Un siècle après sa mort, il est bon de revenir sur un homme et une oeuvre que l’on croit bien connaître et qui réservent encore bien des surprises.

Rimski-Korsakov s’avère extrêmement sympathique, bien loin de ces tableaux officiels de vieux patriarche barbu: “Je n’aime aucun des portraits de mon père : il y paraît trop sec, trop austère, trop sévère alors qu’il était la douceur même, et un homme d’une infinie bonté” relate sa fille Sophie . Epoux et père comblé, Rimski a eu une vie heureuse. D’origine noble et aisée, après une enfance dorée dans la belle propriété de Tikhvine près de Saint-Pétersbourg, il s’engage dans la marine à douze ans et parcourra le monde à bord d’un clipper, puis sera nommé fonctionnaire au Ministère. Mais il avait déjà découvert la musique (les opéras de Glinka surtout, mais aussi les Romantiques allemands) par le biais d’un professeur privé, puis la rencontre de Milij Alexeïevitch Balakirev en 1861. Sa vie en sera changée. Il fait la connaissance de César Cui, Modeste Moussorgski, puis d’Alexandre Borodine. Le “Groupe des Cinq” est né. Balakirev lui commande une Symphonie, il s’installe avec Moussorgski pour composer son premier opéra. En 1871, il est nommé professeur de composition au Conservatoire de Saint- Pétersbourg, épouse la pianiste Nadejda Purgold rencontrée chez Alexandre Dargomyjski, puis quitte l’armée pour devenir inspecteur des orchestres de la Marine Impériale. Conscient de sa relative faiblesse technique, il étudie le contrepoint et l’harmonie, honnis par Balakirev, et prend des leçons avec Tchaïkovski. Il se passionne pour le foklore et pour la mythologie russe pré-chrétienne, et ses opéras sont joués avec succès. Aux morts successives de ses amis Moussorgski et Borodine, il interrompra son oeuvre pour compléter et achever leurs opéras avec dévouement. Sa carrière se poursuit avec bonheur et il est nommé Directeur adjoint de la Chapelle Impériale. Ses élèves construisent la nouvelle école russe : Anatoli Liadov, Antoni Arensky, Mikhaïl Ippolitov-Ivanov et surtout Alexandre Glazounov, son disciple préféré. S’éloignant de son ancien mentor -Balakirev- à la fin des années 1880, il fonde un nouveau groupe progressiste autour de Mitrofan Petrovitch Belaïev, mélomane averti qui, cinq années plus tard, fondera à Leipzig sa maison d’édition musicale et publiera plus de deux mille compositions de ses amis russes.

En 1889, Rimski-Korsakov dirigera deux concerts de musique russe à l’Exposition universelle de Paris et, l’année suivante, à Bruxelles, au Théâtre de La Monnaie.

 

Après une grave dépression, il se remet à composer à la mort de Tchaïkovski en 1893, comme libéré : dorénavant, il écrira un opéra par an. D’autres voyages encore : Bruxelles en 1899, Heidelberg en 1902 où il accepte le tout jeune Stravinsky comme élève, puis en 1907 enfin, pour une tournée triomphale à Paris avec Serge de Diaghilev qui y organisait des concerts de musique russe. Entretemps, il aura connu les troubles du “Dimanche sanglant” de 1905 et prendra une position courageuse au Conservatoire de Saint- Pétersbourg où la sympathie qu’il porta aux étudiants (Doubinouchka) lui vaudra d’être suspendu provisoirement de son poste. Il meurt en pleine gloire dans sa propriété de Lioubensk le 21 juin 1908, après avoir terminé son ultime chef-d’oeuvre, Le Coq d’or.

Avant tout, Rimski-Korsakov doit être considéré comme un compositeur d’opéras, quantativement le plus important avec Tchaïkovski, même si le seul Boris Godounov a fait plus pour la gloire de l’opéra russe que ses quinze ouvrages à lui. Le premier, La Pskovitaine ou Ivan le Terrible, fut écrit lorsqu’il habitait avec Moussorgski, lequel composait alors Boris Godounov (1873). Opéra historique, ce premier essai ne l’a jamais satisfait, au point qu’il le remania plusieurs fois et y ajouta même, en 1898, un prologue de cinquante minutes, Vera Cheloga, riche d’une merveilleuse Berceuse. Les quatre opéras suivants tourneront le dos à ce caractère épique qui ne correspondait pas trop à la personnalité de l’auteur; ils tenteront de retrouver la simplicité naturelle de Glinka qu’il admire tant. Tous évoqueront ce passé mythique que Rimski découvrait avec ivresse, le reliant au chant orthodoxe. La Nuit de Mai (1880), Sniégourotchka (1882), Mlada (1892) et La Nuit de Noël (1895) sont des exemples typiques de ces opéras dominés par l’impact du fantastique qui allait devenir l’essence même du génie rimskien. Les trois premiers relèvent d’un paganisme fantasmé qui en accentue le charme poétique. Ce sens de l’évocation est pour Rimski plus important que la trame dramatique proprement dite, et culmine dans l’impressionnante Mlada et son troisième acte de fantasmagorie pure, où Cléopâtre apparaît sur une musique athématique, instrumentée par cette mystérieuse flûte de pan entendue à Paris.

L’influence wagnérienne est notoire ici aussi. Le Ring des Niebelungen vient d’être représenté à Saint- Pétersbourg. Quant à La Nuit de Noël, c’est un chef-d’oeuvre de magie hivernale et la féérie instrumentale de l’auteur s’y déploie avec splendeur (la Danse des Etoiles). Cet opéra reprend l’intrigue de Gogol mise en musique par Tchaïkovski dans Vakoula le Forgeron en 1876, à laquelle Rimski entreprend de se mesurer à la mort de celui-ci. C’est peut-être l’instant de signaler que, bien avant Scriabine, il établissait une correspondance entre les tonalités et les couleurs. Commence alors une série de dix opéras consécutifs, démontrant l’intérêt passionné qu’il éprouve pour le genre lyrique. Délaissant la forme conventionnelle, ils sont, dit-il, “des tableaux d’un caractère fabuleux”, innervés par des “leittimbres” plus que par des “leitmotive”, et par ce qu’il appelle son “récitatif légendaire” .

Les exemples les plus parfaits seront Sadko (1898) et Tsar Saltan (1900), peut-être plus difficiles d’accès pour les Occidentaux davantage habitués à des livret resserrés et dramatiques. Relisons ici les belles phrases de Vladimir Jankélévitch : “Il feuillette d’une âme sereine le beau livre d’images, le livre céleste où sont les icônes multicolores de l’hagiographie, le livre bleu où se déroule la fresque de l’épopée. Ce ne sont que villes magiques, toutes bourdonnantes de leurs bulbes d’or, mers d’azur, archipels fabuleux, trésors rutilants et princesses aux yeux de turquoise”. Si Mozart et Salieri (1898) n’est qu’un essai d’écriture sur le texte même, à l’instar du Convive de Pierre de Dargomyjski ou du Mariage de Moussorgski -opéras que Rimski complétera, La Fiancée du Tsar (1899) fait un joli retour nostalgique vers l’opéra à numéros, purement lyrique et quasi italien. Un joyau à découvrir. Curieux comme toujours, Rimski s’essayera ensuite, coup sur coup, à deux ouvrages atypiques : un péplum, Servilia (1902), se situe à la même époque que le Néron de Rubinstein (bien antérieur) et un hommage à la Pologne classique, Pane Voyevoda (1904) dont le Prélude est si poétique. Il s’agit ici des deux seules partitions totalement inconnues chez nous hormis un bel air pour le premier et la Suite pour le second. Le compositeur termine alors ses trois derniers chefs-d’oeuvres. L’étonnant Kachtscheï l’Immortel (1902) évoque bien sûr l’Oiseau de feu de son élève Stravinsky.

L’écriture est extraordinairement inventive, surtout au niveau de l’harmonie (“la Tempête de Neige”, immense accord de 250 mesures), si souvent annonciatrice du futur. Kitège (1907) est parfois tenue pour l’œuvre-maîtresse absolue du musicien. Elle tient de la fresque, de l’épopée, mais aussi du poème tant chrétien que panthéiste, ce qui montre toute sa complexité. On l’a parfois comparée à Parsifal pour son ambiance contemplative et extatique, ce qui est vrai et faux à la fois. Comme l’écrit Michel Rotislav Hofmann : “Dans Kitège, l’état d’esprit de Fevronia est tout le temps celui de Parsifal, admirant les prés fleuris”. Les rôles de Fevronia et de Koutierma sont parmi les plus beaux jamais créés par Rimski et l’on sort d’une audition complète profondément ému. Le Coq d’or enfin, posthume mais achevé, est une satire mordante du pouvoir tsariste, un peu, toutes proportions gardées, comme le fut La Grande-Duchesse de Gérolstein d’Offenbach envers le Second Empire.

Cet opéra surprend toujours par l’alacrité de son écriture et son intrigue surréaliste. Ce qui pose la question du peu de retentissement de ces quinze opéras chez nous. L’Occident ne les connaît que par leurs Suites, pour autant que l’auteur ait bien voulu en tirer une. Plusieurs raisons expliquent peut-être cette désaffection : un manque net de tension dramatique, les trames folkloriques peu connues hors de Russie, l’abondance de personnages en scène, le rôle essentiel du choeur. Les opéras de Smetana ou de Dvořák, par exemple, souffrent des mêmes “défauts”.

Bruno Peeters

Crédits photographiques : DR

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