Dossier Sibelius (I) : les symphonies

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Crescendo Magazine vous propose la mise en ligne, en deux parties, d'un article qu'Harry Halbreich avait consacré à l'oeuvre de Sibelius. La première partie de ce texte est centrée sur le corpus des symphonies.

Les sept symphonies de Sibelius durent entre vingt et quarante minutes et font appel à des effectifs traditionnels, et même modestes pour leur époque, aux antipodes du gigantesque sonore malhérien. Sous ces dehors d’une familiarité rassurante, elles nous surprennent pourtant par un discours insolite et qui n’a pu que dérouter ceux qui les abordaient du point de vue de la symphonie d’obédience germanique. Parfois, on rencontre bien un semblant de Forme Sonate, mais la notion de thème et de développement n’est pas la même, et par conséquent on ne trouvera que le plan tonal familier. Le discours tend sans cesse davantage vers une continuité, vers une permanente évolution proche d’une croissance organique permettant de parler d’une véritable biologie sonore. Par métabole, voire par osmose, un thème souvent en devient peu à peu un autre, et cet être nouveau se trouve alors là où on attendrait le retour de la première idée. Non seulement les “mouvements” tendent très tôt à fusionner l’un avec l’autre (Finale de la Troisième, premier mouvement de la Cinquième fait de deux morceaux à l’origine séparés), pour aboutir au gigantesque monolithe de la Septième, parfaite Symphonie en un mouvement, mais cela entraîne une véritable “tectonique de plaques” au sens géologique, une superposition graduelle, puis totale, de tempi différents qui a particulièrement fasciné certains compositeurs d’aujourd’hui, de Murail et Dufourt à Magnus Lindberg. On ne trouve rien de pareil dans la musique atonale viennoise. Autre conséquence de cette inéluctable fusion et interrelation des éléments du discours, aux antipodes de la rigide pensée “paramétrique” des sériels : les fonctions tonales, cadentielles en particulier, sont fortement affaiblies, au profit de la pensée modale. La Sixième est un modèle insurpassé de symphonie modale, où les échelles modales acquièrent des relations propres autrefois aux tonalités : sous-dominantes, relatifs, etc... et la Septième Symphonie, “officiellement” en Ut majeur, ne commence nullement dans ce ton et n’y demeure pas souvent par la suite...

Les deux premières Symphonies (1899 et 1902), les plus vastes et les plus populaires, ne sont ni les plus parfaites, ni les plus abouties, bien que par-delà certaines influences russes (Borodine dans la Première, Tchaïkovski dans la Deuxième), un style inimitable s’y affirme d’emblée.

La brève Troisième (1904-07), aujourd’hui encore la plus méconnue et la moins jouée (depuis que la Sixième a enfin trouvé sa vraie place, qui est capitale), a passé longtemps pour une œuvre de transition. D’une parfaite concision et d’un rigoureux équilibre, elle réagit par sa limpidité et son énergie motrices toutes classiques (à cet égard, son premier mouvement est sans équivalent depuis Haydn) par rapport à tout ce qui s’écrivait à l’époque, bel exemple de “révolution tranquille”, et après la Forme Sonate impeccable de son premier morceau, elle nous surprend, voire nous déroute, par un Finale très libre, sorte de Scherzo d’apparence presque anarchique, donnant naissance par la croissance organique la plus subtile à un hymne tourbillonnant (l’oxymore par excellence !) d’une intensité cinétique quasi-stravinskienne. La sombre Quatrième (1910-11), œuvre tragique et expressionniste par excellence (rien à voir avec Vienne, une fois de plus !) pousse le dépouillement et l’austérité à des limites parfaitement comparables à ce qu’écrivait Webern au même moment : les Finlandais l’appellent la Symphonie au pain d’écorce, souvenir des famines qui ravageaient leur pays au 19e siècle. C’est la plus farouchement atonale et dissonante de ses œuvres, l’une des pages les plus radicales de son époque, et Sibelius, comme effrayé des domaines ainsi explorés, n’ira pas au-delà dans cette direction précise d’ascèse décharnée.

Dès 1914, bloqué en Finlande par la guerre, il commence une Cinquième qui lui coûtera une peine infinie, avec trois rédactions successives (1915, 1916, 1919). Si la musique retrouve chairs et couleurs, c’est vers la complexité de structure, de formes et de tempi que ses efforts se dirigent désormais. Surtout, il se bat simultanément avec une Sixième, bientôt une Septième, achevées respectivement en 1923 et 1924, et qui reposent sur un matériau commun, bien que distinct dans l’étape finale. Trois mouvements menés ainsi de front et achevés à de longs intervalles : on pense aux trois dernières Sonates (op. 109, 110, 111) ou encore aux derniers Quatuors de Beethoven ! Mais au prix d’une tension surhumaine, que révèle son journal intime, la musique de Sibelius atteint ici à une pleine sérénité, héroïque dans la Cinquième, la plus “beethovénienne” des sept, avec son hymne final triomphal, et pour cette raison la plus populaire avec les deux premières, limpide et secrète à la fois dans la Sixième, longtemps méconnue, mais la plus parfaite peut-être, olympienne dans le bloc de la Septième “rocher de Gibraltar séparant l’océan romantique de la Méditerranée classique”. Vint ensuite Tapiola, achevé fin 1926, puis commença le “combat avec l’Ange” de la Huitième, demeuré inabouti alors qu’il s’y acharna pendant une décennie au moins et qu’il finit par la livrer aux flammes...

A côté de cette chaîne de montagnes colossales, auxquelles on ne peut guère opposer dans toute l’histoire de la musique que les Symphonies de Beethoven et de Bruckner, voici la profusion des grands poèmes symphoniques, précédés dès 1891-1892 par cette “Symphonie zéro” qu’est Kullervo, vaste fresque en cinq mouvements avec chœurs de 70 minutes, dont Sibelius, après sa création triomphale, ne permit plus l’exécution de son vivant, face à son autocritique impitoyable, et en effet elle n’est pas encore parfaitement aboutie. Et pourtant, d’une certaine manière, Kullervo est plus pur de style et plus intensément personnel même que les deux premières Symphonies, ses cadettes. Et cela s’applique davantage encore au grand cycle des Quatre Légendes de Lemminkainen (1895-1896), en réalité une autre “Symphonie” en quatre mouvements, dont le deuxième, le célèbre Cygne de Tuonela, par la voix nostalgique de son cor anglais à la voluptueuse flûte du Faune debussyste, exactement contemporain... Mais les premières et troisième Légendes, les plus développées et les plus originales, ne furent elles aussi autorisées à paraître que peu avant la mort du compositeur. Avant Lemminkainen, il y avait eu En Saga (1892), premier chef-d’œuvre pleinement accompli, mais il est vrai dans sa version romancée de 1901 connue aujourd’hui, dont la vaste trajectoire à l’allure de fresque évolue de la mineur à mi bémol mineur (l’intervalle de triton devait devenir fondamental pour Sibelius, avant tout dans sa Quatrième Symphonie), s’édifiant sur trois immenses thèmes mélodiques, le premier servant de “cadre” à la Forme Sonate interne s’édifiant sur les deux autres. Depuis une quinzaine d’années seulement le répertoire sibélien s’est enrichi de la redécouverte d’une autre page maîtresse demeurée inconnue, La Nymphe des Bois (1895), presque une “sœur” d’En Saga, plus vaste encore mais un peu moins aboutie peut-être, car le compositeur ne la remania jamais et ne la publia pas. Le grand Poème symphonique suivant : La Fille de Pohjola (1908), qui s’inscrit entre le Concerto pour violon et la Troisième Symphonie, est peut-être le plus riche de couleurs et le plus pittoresque. Vient ensuite (1908) le diptyque Chevauchée Nocturne et Lever du Soleil, faisant se succéder un galop obsédant et dénudé issu du Finale de La jeune Fille et la Mort de Schubert, et surtout d’une Ballade tardive et très peu connue de Tchaïkovski, le Voïévode, et un admirable tableau de nature (aussi nordique que le Lever du jour de Daphnis et Chloé est méditerranéen) d’une ampleur grandiose toute brucknérienne. Aux antipodes, Le Barde (1913), page brève, dépouillée et secrète, dans l’ombre de la Quatrième Symphonie et, de la même année et de la même encre, l’inclassable merveille de Luonnotar, à la fois Poème Symphonique avec soprano solo et grande mélodie avec orchestre. Fruit comme tant d’autres pages sibéliennes de deux remaniements successifs, voici Les Océanides (1914), la page la plus “impressionniste” de Sibelius, une évocation marine digne de voisiner avec La Mer de Debussy, transition vers la nouvelle phase créatrice inaugurée par la Cinquième Symphonie, et qui serait peut-être l’apogée du cycle des Poèmes Symphoniques s’il n’y avait Tapiola.

Achevé en 1926, plus de deux ans après la Septième Symphonie, ce poème de la forêt finlandaise couronne prématurément la carrière créatrice du compositeur car, nous le savons, après il n’y eut plus que bribes et braises éteintes. A elle seule, cette page impressionnante suffirait à assurer la gloire des plus grands, c’est un des chefs-d’œuvre de la musique de tous les temps, d’un raffinement d’harmonies et de timbres sans précédent, mais un chef-d’œuvre d’une intensité terrifiante, dont l’aveuglante vision finale nous laisse anéantis, comme elle dut terrasser son auteur.

Harry Halbreich

Crédits photographiques  : Jean Sibelius / DR

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