Dossier Liszt (1) : un compositeur au carrefour d'un siècle

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Pendant deux tiers de siècle, où que l'on se tourne, qui que l'on considère, toujours, il est là, toujours on tombe sur lui, sur sa haute et mince silhouette, sur son profil noble et impérieux, sur sa longue chevelure, tant le passage graduel au gris, puis au blanc, semble jalonner le passage même de ce siècle, le dix-neuvième, dont il est l'épicentre ou le nombril. 

Liszt: le "z" semble siffler à nos oreilles comme un fouet, et pourtant il n'apparaît pour la première fois que vingt ans à peine avant la naissance de notre compositeur. Son père, Adam, installé en Hongrie, l'ayant ajouté à son patronyme bien allemand de List, car les Hongrois prononcent le s "sch", et seule l'adjonction du "z" donne notre son "s". Et en effet, l'ascendance tant de son grand père que de sa mère est purement allemande ! On parlait allemand au foyer familial. Le village natal du compositeur, Raiding, se trouvait à l'époque en Hongrie. Depuis 1919, il fait partie de l'Autriche, mais il est tout proche de la frontière, dans cette province du Burgenland dont la petite capitale s'appelle Eisenstadt, bien plus proche de Vienne que de Budapest. Eisenstadt ? Les Esterhazy. Ne cherchez pas plus loin. Joseph Haydn est du coin. Rohrau, son village natal, est proche de Raiding mais se trouvait déjà du côté autrichien de la frontière. Et les Liszt travaillèrent eux aussi au service de cette illustre famille princière autrichienne au nom hongrois. L'enfant Liszt comme l'enfant Haydn fut élevé par les chants des Tziganes nombreux dans la région. 

Franz (Ferenc en hongrois, François en français) se revendiqua toujours comme Hongrois, mais il ne parlait pas le hongrois et le comprenait fort peu ! Il fut élevé en allemand mais habita Paris dès l'âge de douze ans, et Paris demeura son principal port d'attache durant plus d'un quart de siècle. Ses écrits sont presque tous en français, mais il ne maîtrisa jamais parfaitement cette langue et faisait des fautes, de même qu'en allemand d'ailleurs. Plus tard, durant la dernière partie de sa longue existence, celle de l'"Abbé Liszt", passée en bonne partie à Rome, l'italien devint sa troisième langue usuelle. En fait, Liszt a été le premier compositeur totalement européen et international, un apatride au sens le plus noble du terme, mais nullement un déraciné, seulement un arbre dont les multiples et puissantes racines se jouaient des frontières. 

Au sortir de l'adolescence, il commença à parcourir toute l'Europe, de Lisbonne à Constantinople, de Londres à Saint Pétersbourg, à son rythme frénétique de virtuose itinérant (ce fut lui qui inaugura la formule du récital, inventant même le nom), et il faut rappeler les incroyables conditions des voyages d'alors, les chemins pleins de fondrières que devait aborder sa chaise de poste ou sa berline privée transportant son propre piano (dans quel état arrivait-il à destination?), et s'émerveiller de ce que dans le même temps il ait pu composer autant. Car de ces années itinérantes datent les versions primitives de bien des œuvres reprises et perfectionnées par la suite. 

En 1848 (Liszt avait trente-sept ans) cette existence effrénée connut un brusque coup d'arrêt. Sous l'influence du deuxième très grand nom de sa vie, la Princesse Carolyne de Sayn-Wittegenstein (succédant dans son cœur à Marie d'Agoult, la mère de ses trois enfants), il décide de se consacrer entièrement à la composition et accepte le poste de Maître de Chapelle à la Cour de Weimar (illustrée un demi-siècle plus tôt par la présence de Goethe et de Schiller). Ces treize années passées à Weimar voient naître l'essentiel de son œuvre, les deux Symphonies, les douze premiers Poèmes symphoniques, la Messe de Gran, le Psaume 13, les deux Concertos et son chef-d'œuvre pianistique, la grande Sonate en si mineur. Il est alors à l'apogée de son génie créateur et de sa gloire, profitant de sa position pour aider puissamment ses collègues, Berlioz et Wagner en particulier. 

Mais ses ennemis, nombreux et puissants (tout le clan réactionnaire de la musique de l'époque auquel on regrette de voir s'associer un Johannes Brahms ou une Clara Schumann) finissent par avoir raison de lui, et, écœuré par de basses intrigues, il abandonne Weimar. Il a cinquante ans, très éprouvé par la perte, coup sur coup, de deux de ses trois enfants. 

De plus en plus attiré par la vie spirituelle (mais sa foi ardente datait de son enfance), il s'installe à Rome en 1861 et reçoit les ordres mineurs quatre ans plus tard. Pendant ce dernier quart de siècle de sa longue existence, il va peu à peu organiser son temps autour de trois pôles géographiques, Rome, Weimar et Budapest, menant ce qu'il a appelé lui-même sa "vie trifurquée". Après les deux plus vastes entreprises de sa vie créatrice, les Oratorios La Légende de Sainte Elisabeth, et Christus, sa production se raréfie, et surtout se fait de plus en plus austère et audacieuse, au prix d'une méconnaissance croissante. C'est presque dans le secret qu'en ses œuvres tardives il a forgé tous les éléments du langage musical du XXe siècle. Et c'est symboliquement à Bayreuth qu'il a rendu le dernier soupir… En dehors des années de Weimar, il aura été toute sa vie un errant… 

Qui n'a-t-il pas rencontré ? Et aucune de ces rencontres ne fut indifférente ! 

Beethoven reçut la visite d'un enfant de douze ans, déjà pianiste prodige dont la première piécette publiée fut une Variation sur une valse d'un certain Diabelli. Le vieux maître sourd assista-t-il au récital viennois du petit Liszt et l'embrassa-t-il devant le public en lui prédisant un brillant avenir, ou bien cette symbolique accolade eut-elle lieu lors de sa visite chez Beethoven ? Les témoignages divergent, et d'ailleurs peu importe. Beethoven demeure toujours la référence suprême pour Liszt, premier et longtemps unique interprète de ses dernières Sonates, de la Hammerklavier en particulier, Sonates qu'il fit triompher à Paris au moment même où le chef d'orchestre François Habeneck y imposait les Symphonies, devant un jeune Berlioz enthousiasmé. Ces Symphonies, Liszt devait leur rendre le plus bel hommage en les transcrivant toutes pour piano, même la Neuvième, Finale inclus. Ces transcriptions que Liszt intitulait "partitions de piano" conservent l'intégralité de la musique d'origine, notée parfois en trois portées avec indications de toute l'orchestration. Liszt, qui transcrivit quelque 300 œuvres de plus de 80 compositeurs les rendit ainsi accessibles au plus grand nombre (bien que les plus importantes exigent des moyens pianistiques exceptionnels) à une époque dépourvue de radio ou de disques et où seules les grandes villes offraient des concerts d'orchestre. Après une longue éclipse consécutive à l'avènement de ces media, nous retrouvons aujourd'hui avec bonheur ces véritables recompositions, des œuvres de génie, redevenues chevaux de bataille de nos virtuoses. De Beethoven, Liszt a transcrit également les trois derniers Concertos pour piano, le Septuor et toute une série de Lieder. Mais il a aussi consacré d'importantes sommes des bénéfices de ses concerts à subventionner le monument de Beethoven à Bonn, et a composé deux Cantates à vingt-cinq ans d'intervalle en l'honneur du grand Sourd. Sa Faust Symphonie est l'une des héritières incontestables de la Neuvième et sa géniale Sonate en si mineur est sans doute la seule de tout le dix-neuvième siècle qui aille au-delà des avancées beethovéniennes tout en en prenant le contrepied. 

Schubert. Non, Liszt ne l'a jamais rencontré. Qui le connaissait hormis un cercle d'intimes? Et il mourut alors que Liszt, devenu Parisien, n'avait que dix-sept ans. Mais il transcrivit près d'une soixantaine de Lieder de Schubert, dont la Wanderer Phantasie l'impressionna tout particulièrement par sa virtuosité mais surtout par son audacieuse structure formelle cyclique fusionnant quatre mouvements en un seul. 

C'est le modèle direct de la Sonate de Liszt, lequel amplifia l'œuvre de Schubert pour en faire un étincelant Concerto pour piano et orchestre : il est regrettable qu'on l'entende si rarement sous cette forme. Enfin, Liszt ressuscite l'opéra oublié de Schubert, Alfonso und Estrella en le produisant au Théâtre de Weimar en 1854. 

Avec Mendelssohn et Schumann, nous abordons les contemporains de Liszt, qu'il connu et fréquenta, et pour constater une estime et une admiration trop souvent à sens unique. Si tous se retrouvaient unanimes devant le génie du pianiste virtuose, les compositions de Liszt rencontraient le plus souvent de sérieuses réserves, voire même une franche hostilité (de Clara Schumann en particulier). Même si Liszt se montra acerbe vis-à-vis de la conclusion contrapuntique du Quintette de Schumann, qui à son avis "sentait trop son Leipzig" (alors forteresse du conservatisme, bientôt de l'académisme), il y avait malgré tout fraternité au niveau du génie ! Schumann avait dédié à Liszt son chef-d'œuvre pianistique le plus puissant et le plus hardi, la Fantaisie op.17, et Liszt répondit dix-sept ans plus tard par la dédicace de la Sonate en si mineur, qui atteignit hélas un Schumann déjà à l'extrême crépuscule de sa raison…

Avec Chopin, si foncièrement différent de lui, ce furent une amitié et une admiration mutuelles dès les débuts parisien du jeune Polonais exilé. Leur apport à la musique et à la technique du piano fut exactement complémentaire. Et ce fut Liszt qui présenta Chopin à George Sand. Mais il faut citer encore un autre grand pianiste compositeur, trop oublié aujourd'hui, qui vivait à Paris à l'époque : Charles-Valentin Alkan, le seul dont Liszt ne jouait pas la musique car il l'estimait à juste titre plus difficile encore que la sienne !…

Liszt et Berlioz ne pouvaient que s'entendre, car tant de choses les rapprochent ! Ne sont-ils pas les deux plus grands "fils révoltés" de Beethoven, qui firent fructifier son héritage davantage que les trop respectueux "fils légitimes" ? Liszt assista à la tumultueuse création de la Symphonie fantastique dont il rédigea à peine deux ans plus tard la plus éblouissante peut-être de ses partitions de piano. C'est par elle, notamment, que Schumann quelque peu horrifié, découvrit l'ouvrage. Rendre au piano une page si purement conçue en termes d'orchestre, quelle gageure ! Et pourtant Liszt récidiva trois ans après avec Harold en Italie (dont il conserva bien entendu la partie d'alto solo), et cette version est à nouveau fréquemment jouée aujourd'hui. Liszt transcrivit aussi les Ouvertures de Berlioz (celle du Carnaval romain est hélas perdue), et composa une grande Fantaisie sur des thèmes de Lelio pour piano et orchestre, encore une œuvre qu'on n'entend jamais ! D'une fidélité exemplaire en amitié, il ressuscita Benvenuto Cellini de Berlioz à Weimar en 1852, vengeant ainsi le four ignominieux de 1838 à Paris. Quelques mois plus tard, il organisa, toujours à Weimar, "une grandiose semaine Berlioz", dirigée en grande partie par le compositeur lui-même. Et ce fut encore à Berlioz que Liszt dédia son plus haut chef-d'œuvre, la Faust Symphonie. Enfin, Liszt et sa compagne Carolyne de Sayn-Wittegenstein convainquirent Berlioz d'entreprendre son projet le plus grandiose, Les Troyens. Mais lorsque l'œuvre fut achevée, Liszt avait hélas dû quitter Weimar…

Wagner. Cas complexe et douloureux entre tous. Liszt le rencontra en 1844 lors d'une représentation de Rienzi à Dresde et reconnut vite son génie. Il vient généreusement en aide à l'exilé, assurant la création de Lohengrin à Weimar en 1850. Mais sa loyauté indéfectible ne fut guère payée de retour, Wagner profitant sans vergogne de son inépuisable générosité. L'unique fille survivante de Liszt, Cosima, abandonnant son époux Hans von Bülow, vécut une longue liaison avec Wagner, enfin régularisée par un remariage après la naissance de trois enfants, situation dont Liszt souffrit beaucoup moralement. Il devint une sorte d'agent publicitaire bénévole pour la grande entreprise de Bayreuth, et vécut ses dernières années pratiquement dans l'ombre de son gendre, son cadet de moins de deux ans, auquel il avait notamment dédié sa Dante Symphonie. Une étude attentive et équitable de leur musique révèle que la majorité des innovations du langage attribuées à Wagner ont été en fait anticipées par Liszt, souvent de manière flagrante, mais celui-ci ne s'est jamais plaint d'être pillé de la sorte, estimant que le génie de Wagner avait fait fructifier ses propres intuitions de manière plus accomplie. Mais nous savons aujourd'hui, et au moins depuis Bartok, que Liszt fut en fait le véritable père de la musique du XXe siècle, ce qui n'enlève d'ailleurs rien à la valeur des chefs-d'œuvre wagnériens. L'état de quasi abandon dans lequel sa fille et son gendre le laissèrent agoniser en plein festival de Bayreuth (il mourut, paraît-il, le mot "Tristan" sur les lèvres), illustre avec éloquence la nature de leurs rapports. Mais c'est dans la Faust Symphonie que l'on trouve d'abord les fameuses harmonies de Tristan, sans compter le premier en date de tous les thèmes dodécaphoniques, et les Filles-Fleurs de Parsifal sont plus que préfigurées dans l'épisode central (Paolo et Francesca) de l'Enfer de la Dante Symphonie

Brahms et Liszt : deux tempéraments totalement incompatibles. Le jeune Brahms (il avait vingt ans) fit le pèlerinage de Weimar, où Liszt l'accueillit en lui jouant sa Sonate en si mineur fraîchement composée. Sans doute épuisé par son voyage, Brahms s'endormit. Mais sept ans plus tard il fut l'un des principaux signataires du véhément manifeste dirigé contre les tendances modernistes des "Neudeutsche", et dont Liszt était nommément la principale cible. 

Pour en terminer avec la sphère austro-allemande, on citera Bruckner dont l'obséquiosité agaçait Liszt auquel il dédia sa Deuxième Symphonie (mais Liszt, négligent, oublia la partition dans son hôtel, et le pauvre Bruckner retira sa dédicace). Il tint l'orgue lors des funérailles de Liszt à Bayreuth. Hugo Wolf, admirateur et ardent défenseur de Liszt dans ses articles critiques, produisit avec son étonnant Poème symphonique Penthesilea un chef-d'œuvre méconnu, chaînon manquant entre ceux de Liszt et le Pelléas et Mélisande de Schoenberg.  

Liszt, ce Hongrois européanisé fixé en Allemagne, voyait dans les tout nouveaux mouvements nationaux qui agitaient alors l'Europe l'espoir de battre en brèche l'hégémonie germanique qui se faisait pesante et de plus en plus académique. Il devint ainsi, avant même le milieu du siècle, une sorte de parrain ou de père spirituel pour des jeunes compositeurs venus des quatre coins du continent. Son héritage se retrouve chez deux Français que par ailleurs tout oppose. L'un, en réalité Belge d'origine, César Franck, en subit l'influence profonde : réécoutez les Variations symphoniques, Prélude, Choral et Fugue ou telle page pour orgue ! Le chromatisme franckiste procède davantage de Liszt (car il incorpore aussi ses données modales, voire plain-chantesques) que de Wagner. L'autre, Camille Saint-Saëns, ne fut pas toujours le réactionnaire morose et figé de ses vieux jours. Jeune, il était considéré comme un avant-gardiste, et il réserva toujours à Liszt un accueil chaleureux et admiratif, dédiant à sa mémoire se grandiose Symphonie avec Orgue directement issue des modèles lisztiens de métamorphose thématique. Et ses Poèmes symphoniques, tout comme ceux de Franck d'ailleurs, n'existeraient pas sans ceux de Liszt.

La rencontre de Liszt et de Fauré fut bien singulière : Fauré lui montra sa Ballade dont Liszt abandonna le déchiffrage au bout de quelques pages avec cette exclamation incompréhensible : "c'est trop difficile"… S'il n'existe aucune filiation sensible entre Liszt et Debussy (tous deux furent cependant des innovateurs fécondant les différentes écoles nationales), il n'en va pas de même pour Ravel, comme en témoignent des pages aussi diverses que Jeux d'Eaux, Scarbo, le Concerto pour la main gauche et, évidemment, Tzigane. 

Liszt fut surtout le père nourricier de la jeune musique russe, à commencer par Glinka (premier explorateur, en même temps que lui-même, des richesses musicales de l'Espagne !) et Dargomijsky. Puis il suivit attentivement les progrès du Groupe des Cinq, et accueillit notamment à Weimar Alexandre Borodine dont les Symphonies excitèrent son admiration enthousiaste. Il y trouvait la fraîcheur d'inspiration dont il déplorait tant l'absence chez les Allemands. Balakirev écrivit Islamey dans le but avoué de surpasser Liszt en matière de difficulté technique et de virtuosité brillante. 

Mais l'héritier le plus direct de Liszt ne fut jamais son élève et ne fit que l'entrevoir, l'espace d'un concert, alors qu'il n'avait que onze ans: à bien des égards, Ferruccio Busoni, pianiste virtuose, transcripteur, compositeur d'avant-garde et déraciné permanent entre deux patries (l'Italie et l'Allemagne) nous apparaît comme une véritable réincarnation de Liszt dont il fut l'un des plus grands interprètes. 

Au vingtième siècle, l'héritage de Liszt fut recueilli notamment par Scriabine (la Mephisto-Valse et la Bagatelle sans tonalité sont vraiment du Scriabine avant la lettre) et évidemment par les deux grands Hongrois Béla Bartok et Zoltan Kodaly (dont l'admirable Psalmus hungaricus s'inspire très directement du Psaume 13 de Liszt). 

Quant à Bartók, il fut le premier à proclamer l'importance du dernier Liszt et à poursuivre sur les brisées de cette musique austère, dépouillée, aux arêtes dissonantes tranchantes. Les Cinq Chants populaires hongrois de 1873, les 5 petites Pièces de 1865-79, pourraient à s'y méprendre être signées de Béla Bartok.
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Parvenu à la moitié de cet article, le lecteur ignore encore pratiquement tout de la personnalité de Liszt et de son œuvre. C'est de ma part un parti pris parfaitement délibéré, car Liszt fait partie de ces personnalités éclatées et centrifuges qui avant tout fécondent leur époque et leur entourage. Aucun grand compositeur n'a laissé aussi peu de chefs d'œuvre accomplis: deux douzaines tout au plus au sein d'un immense catalogue de plus de quatre cents numéros. Sept cents en comptant les transcriptions. Mais d'une part, les quelques chefs d'œuvre absolus se situent vraiment au sommet de la musique de leur siècle, et d'autre part même les très nombreuses pages imparfaites et inabouties sont si riches des virtualités qu'elles ouvrent qu'elles nous passionnent davantage que les œuvres pleinement satisfaisantes de compositeurs moins épris d'aventures. Car, tout comme Berlioz, Liszt fut un aventurier, un risque-tout de la musique et avant tout un précurseur. Il aurait pu adopter la fière devise de Moussorgsky: "Vers de nouveaux rivages", car c'est bien vers eux que nous entraîne son œuvre, mais il en préféra une autre, infiniment plus importante: "Caritas". Et nous voici enfin face à l'homme.

Face aux hommes, aimerait-on dire, car en lui se débattent et luttent plusieurs personnalités contradictoires : un saint et un démon, un tzigane et un franciscain, un mondain et un moins, un jouisseur et un ascète. Tout cela et davantage. Celui qui presque enfant encore, à l'issue d'une première déception amoureuse (Caroline de Saint-Cricq) suppliait "avec larmes" son père de le laisser entrer dans les ordres, et qui réalisa effectivement ce vœu quelque quarante ans plus tard, n'en fut pas moins sa vie durant la proie des plus vives tentations de la chair et de la gloire mondaine. Mais il n'est aisé d'être vertueux que pour qui ne fut jamais tenté. Le Tzigane en lui se manifeste par le goût du spectacle, le génie de l'improvisation, le tempérament passionné. Fut-il vaniteux? Sans doute même pas au profond de lui-même, en dépit des apparences. Une foi ardente, exigeante, puisée directement à la source de Jésus-Christ et à celle de son plus grand "imitateur", son saint patron François d'Assise, fut le moteur d'une lutte ardue et permanente contre le péché d'orgueil, le seul capital en fin de compte, car il sous-tend et motive tous les autres. Mais il possédait pour arme de ce combat la "Caritas", l'amour du prochain, qui se manifestait par la générosité, la première épithète qui nous vient à l'esprit au moment de le définir. Générosité sans failles envers ses collègues musiciens, qu'il aida de manière totalement désintéressée, et souvent (Wagner,...) sans être payé en retour. Mais avec de troublants revers de mesquinerie, voire de rancune, dans la vie privée, se manifestant par exemple par la cruauté avec laquelle il interdit à ses enfants de voir leur mère, dont il était séparé. Contraste, encore, entre des attitudes très autoritaires, voire tyranniques, dans certains détails d'organisation de sa vie professionnelle et une humilité authentique quant à son œuvre créatrice, surtout vers la fin de sa vie, lorsque cette œuvre, de plus en plus difficile, l'éloigne du grand public. Et il alla alors jusqu'à dissuader les interprètes de le mettre à leurs programmes de peur que cela ne compromette leur carrière ! A la fin, il en était venu à considérer ces œuvres tardives comme autant de bouteilles à la mer, de messages posthumes destinés à une hypothétique postérité.

Liszt aima passionnément les femmes, et la femme. Séducteur irrésistible, doué d'une sensualité puissante, il eut certes d'innombrables aventures, mais sut ne jamais abuser de l'innocence d'une vierge et ne fut d'aucune manière un Don Juan. Les femmes qui comptèrent véritablement dans sa vie s'énumèrent sans doute sur les doigts d'une main, en tête Marie d'Agoult, mère de ses trois enfants, puis Carolyne de Sayn-Wittgenstein. Il n'épousa ni l'une ni l'autre et mourut célibataire. Son mariage avec Carolyne, après bien des péripéties et des années d'attente, fut finalement empêché par les autorités écclésiastiques, mais on n'a jamais pu affirmer avec certitude jusqu'à quel point il en fut vraiment affecté, et si cet empêchement ne venait pas au devant de ses vœux secrets. Quatre ans après ce refus, il réalisa son vœux d'enfance, reçut la tonsure, et entra dans l'ordre mineur des Franciscains, devenant désormais l'Abbé Liszt, Chanoine d'Albano. Ses ennemis en firent les gorges chaudes : le diable se faisait ermite! Et de ce fait, le malin continua à mener le combat entrepris très tôt pour la conquête de cette âme d'exception. L'Abbé Lizst continua à se promener dans la vie entouré d'un essaim d'admiratrices, souvent jeunes et jolies, aux charmes desquelles il ne résista pas toujours. Sa fascination, mélange d'attirance et d'horreur, pour Méphisto, demeura vive jusqu'à son dernier souffle. Le Diable jalonne ainsi toute son œuvre, et dès cet étonnant Concerto de jeunesse (pour piano et cordes) intitulé Malédiction, et dont un des thèmes, portant l'indication Orgueil, se retrouve vingt ans plus tard dans le mouvement Méphisto de la Faust-Symphonie. Ce troisième et dernier mouvement est d'ailleurs le plus original et le plus fort de l'ouvrage, et de manière générale son inspiration (tout au contraire de celle d'un César Franck, par exemple) est beaucoup plus stimulée par l'Enfer que par le Purgatoire ou le Paradis. Méphisto joue un rôle essentiel dans la grande Sonate en si mineur, dans la Totentanz (Danse macabre) pour piano et orchestre, série de variations sur le thème du Dies Irae, et dans la série des Méphisto-Valses, dont la première est le second des Deux Episodes d'après le Faust de Lenau, et dont les trois autres (auxquelles on adjoindra encore une Méphisto-Polka) datent des dernières années de sa vie, dominées par ses pulsions de mort auxquelles se rattachent ces pages émaciées, hallucinées, la Csardas macabre, La Lugubre Gondola, Schlaflos ! Frage und Antwort (sans sommeil ! Question et Réponse), et la dernière de toutes: Unstern (Mauvaise Etoile), qui porte comme indication de mouvement Sinistre, Disastro. Ce combat acharné s'est donc poursuivi jusqu'à la fin. A l'autre pôle, on trouve les grandes pages de musique sacrée, de Christus à Via Crucis, mais avec même ici des visions d'effroi comme l'étonnant Ossa arida. Il est étonnant qu'il n'ait jamais traité le sujet de la Tentation de Saint-Antoine, si proche pourtant de son combat. Mais même tout au long de cette insondable tristesse, de ce Tardium Vitae rythmant comme une pédale sourde le crépuscule de son existence, jamais la flamme parfois vacillante de l'Espérance ne s'est éteinte.

Catholique ardent et sincère, Liszt ne fut cependant jamais un bigot réactionnaire. Dans sa jeunesse, il avait subi l'ascendant de l’Abbé de Lamennais, qui lui fut un véritable mentor spirituel, et le progressisme social de l'auteur des Paroles d'un Croyant, qui lui valut l'excommunication, correspondait bien chez Liszt à son inextinguible générosité, qui lui fit composer à cette époque sa pièce Lyon, hommage aux canuts en grève virulente. On le qualifierait aujourd'hui de chrétien de gauche. Son catholicisme devint des plus en plus graduellement ultramontain et il élut domicile à Rome pour être plus proche du Vatican, sans devenir pour autant un intégriste. En somme, Liszt fut un être humain aussi riche, aussi complexe et donc aussi bourré de contradictions que sa musique, dont il est temps de parler enfin. On se reportera aux articles des "spécialistes" pour un aperçu des différentes catégories de cet immense catalogue, à l'exception des mélodies, auxquelles je consacrerai un bref espace. Liszt a abordé tous les genres, mais à peine la musique de chambre, réduite à quelques pages de petites dimensions. Et après un unique essai écrit à 13 et 14 ans, Don Sanche ou le Château de l'Amour, il n'est jamais revenu à l'opéra. On a essayé, il est vrai, et même de son vivant, de mettre en scène le premier de ses deux Oratorios achevés, La Légende de Sainte Elisabeth, mais l'expérience s'est avérée beaucoup moins concluante que pour La Damnation de Faust de Berlioz.

Les chefs d'œuvre parfaitement accomplis de Liszt sont, nous l'avons dit déjà, peu nombreux. En musique sacrée, la Messe de Gran, le Psaume 13, les deux Oratorios, La Légende de Sainte-Elisabeth et Christus, enfin, dans les œuvres tardives, le cycle Via Crucis, me semblent dominer, la musique chorale profane, moins nombreuse, comportant surtout le grand cycle d'après le Prométhée délivré de Herder. A l'orchestre, nous avons avant tout les deux Symphonies, la Faust Symphonie (sans doute son chef-d'œuvre absolu) l'emportant sur la Dante Symphonie, puis quelques-uns seulement des Poèmes symphoniques, Hamlet en particulier, suivi de Prométhée, les Deux Episodes d'après le Faust de Lenau, les deux Concertos et la Danse macabre pour piano et orchestre. A l'orgue, les trois grandes pages : Fantaisie et Fugue sur le choral du Prophète, Prélude et Fugue sur B.A.C.H. et Variations sur Weinen, Klagen (qui existe également pour piano). Reste l'immense et si inégale production pour piano seul. Que choisir ? En tête, sans aucun doute, l'unique Sonate en si mineur (qui dispute à la Faust Symphonie le premier rang parmi les parfaits chefs-d'œuvre), suivie à courte distance de la Deuxième Ballade, des meilleures pages des grands recueils d'Etudes, des Années de Pèlerinage, des Harmonies poétiques et religieuses et des Consolations, des Deux Légendes (Saint François), enfin, d'un choix des étonnantes pièces tardives déjà citées. 

Liszt a composé environ quatre-vingt Lieder, dont près de soixante sur textes allemands, quatorze sur paroles françaises, la dizaine restante se répartissant entre l'italien, le hongrois, le russe et l'anglais. C'est une partie très méconnue de sa production. Goethe, Heine et Victor Hugo l'ont chacun inspiré à sept reprises. Il y a dans cette production quelques pures merveilles: Vergiftet sind meine Lieder et Du bist wie eine Blume (Heine), Der du von dem Himmel bist et über allen Gipfeln ist Ruh (Goethe), Die drei Zigeuner (Lenau) et, en français, A quand je dors (Hugo) et Jeanne d'Arc au Bûcher (A. Dumas). Une pièce tardive comme Der Tages laute Stimmen Schweigen, par son dépouillement et l'importance accordée aux silences, annonce Webern de manière saisissante. 

Très tôt, Liszt a enrichi le langage musical dont il hérita d'éléments profondément originaux qui lui sont propres. Au majeur-mineur traditionnel, il ajoute des modes tziganes et tout spécialement les modes du chant grégorien qu'il a été le premier à intégrer continuellement à ses lignes mélodiques. Ajoutons ce qu'on appelle les "modes artificiels", gamme hexatonique (par tons entiers) ou même octotonique (le futur "mode 2" de Messiaen formé de la succession ton-demi-ton à travers l'octave). Il chromatise également ses profils thématiques, jusqu'au cas limite des douze sons. Les harmonies qui en résultent élargissent considérablement le langage tonal, soit dans le sens modal, soit vers une suspension de la tonalité (quintes augmentées, tritons, septièmes diminuées) atteignant parfois à une véritable atonalité (l'une de ses dernières pièces pour piano, étonnamment proche de Scriabine, s'intitule d'ailleurs Bagatelle sans tonalité). Ailleurs, dans les pièces décharnées de la fin, règne l'unisson, l'harmonie devient implicite, ou alors (Czardas macabre) les successions de quintes parallèles nues annoncent Bartok. Le dernier Liszt peut être considéré comme un compositeur "minimaliste". 

Liszt a également été un novateur génial en matière de rythme, et là encore la musique populaire (tzigane principalement en ce qui le concerne) et le plain-chant grégorien lui ont permis de s'affranchir des carrures classiques, de la symétrie périodique et du carcan de la barre de mesure. On trouve fréquemment sous sa plume des mesures inhabituelles (5/4, 7/4,…), de nombreux changements de mesure, voire des passages non-mesurés, provenant des cadences improvisées de la musique tzigane. Les Rhapsodies hongroises (tziganes en réalité) reprennent généralement la succession de deux mouvements : lent et non-mesuré, à l'allure de récitatif, ce que Bartok appellera rubato parlando et qui, en hongrois se dit lassa (de l'allemand "gelassen", libre), puis rapide, métrique (presque toujours binaire) à l'allure de danse, friss (de l'allemand "frisch", frais au sens d'animé). Bartok reprendra fréquemment cette structure, qui est également celle du Tzigane de Ravel. 

Si le langage de Liszt n'est pas habituellement polyphonique, sa maîtrise du contrepoint et de la fugue éclate cependant fréquemment (Sonate, Mephisto de la Faust Symphonie, Purgatoire de la Dante Symphonie, etc…) souvent d'une grande audace chromatique. 

Dans les chapitres consacrés au piano et à l'orchestre, il sera question, plus en détail, de sa technique instrumentale. Mais l'un de ses apports les plus originaux se situe dans le domaine de la grande forme. 

Liszt a appris des dernières œuvres de Beethoven (Sonates et Quatuors) la grande leçon que c'est l'idée qui crée la forme et non l'inverse. A la suite de Berlioz, il croit à la capacité de la musique d'exprimer non seulement des sentiments, mais des situations, voire d'évoquer une vision, un paysage, ou même de raconter une histoire, bref de faire un pas du langage symbolique en direction du langage signifiant, sans tomber pour autant dans l'onomatopée ou le pléonasme de l'imitation naturaliste. 

Sa grande innovation a été de supprimer la division traditionnelle en plusieurs mouvements, remplacée par la structure continue et unitaire du Poème symphonique, dont le parcours obéit au prétexte poétique et dont l'unité est assurée par la métamorphose organique d'un seul thème, ou d'un minimum de thèmes, un ou deux thèmes "mobiles", transformables, s'opposant à d'autres, fixes, immuables, qui jalonnent le parcours formel à la manière de repères ou de signaux. La Sonate en si mineur, immense forme-sonate modifiée intégrant en son milieu un bref mouvement lent autonome, en offre le meilleur exemple : c'est de ce point de vue la structure formelle la plus neuve depuis Beethoven, et il faudra attendre le début du XXe siècle (Octuor d'Enescu, Premier Quatuor de Schoenberg, Septième Symphonie de Sibélius) pour la voir fructifier. 

La forme de cet essai se justifie donc : au-delà de la signification de ses quelques chefs-d'œuvre, la personnalité rayonnante de Liszt, carrefour de son siècle et point de départ du suivant, a donc été avant tout celle d'un précurseur et d'un libérateur, le plus grand sans doute avant Claude Debussy qui a parachevé cette libération. Nous en vivons encore et toujours. 

Harry Halbreich. Coordination Bernadette Beyne. 

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Crédits photographiques : Liszt / Franz Hanfstaengl

 

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